« Nous sommes des zombies qui envahissons les rues pour manger du corrompu »

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Manifestation antigouvernementale devant la Grande Poste, à Alger, le 12 avril 2019.
Manifestation antigouvernementale devant la Grande Poste, à Alger, le 12 avril 2019. RYAD KRAMDI / AFP

Chronique. Ce vendredi 29 novembre, j’entame la marche avec un sentiment de solitude. Nous sommes seuls devant un pouvoir tenace. Face aux enjeux régionaux, nous sentons bien que nous touchons à beaucoup d’intérêts. Ça pue trop le fric. Il paraît que les multinationales affluent pour signer des contrats juteux dans le secteur des hydrocarbures. Ce putain de pétrole qui est une malédiction pour l’Algérie nous complique encore plus les choses. J’aimerais bien craquer une allumette et la foutre dans tous les puits. Comme ça, hop, on n’en parle plus !

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C’est la 41e marche depuis plus de neuf mois. Je regarde brièvement derrière moi. La rue est encore vide. Je me dis que les manifestants sont en route. Quelques voitures klaxonnent pour qu’on les laisse passer. Djalila, une de mes trois compères des manifestations du vendredi, les fusille du regard. Mais enfin, aujourd’hui c’est vendredi ! Les rues sont pour nous, il n’y a pas de place pour le shopping ou pour la drague – de toute façon, je me dis, on ne peut acheter que des drapeaux étalés sur le trottoir par des vendeurs à la sauvette et les femmes présentes n’ont de désir que pour les Hirakistes. Ces automobilistes sont sûrement envoyés par la police pour perturber notre marche. A moins qu’ils ne cherchent à garer leur voiture pour nous rejoindre, se dit finalement Djalila.

Une poignée d’individus ou une foule immense ?

Mais où sont les militants du RCD [Rassemblement pour la culture et la démocratie, parti d’opposition] ?, se demande-t-elle. Habitués à se rassembler devant leur siège, on les voyait souvent amassés rue Didouche-Mourad. Ils avaient l’air d’avoir tous passé la nuit dans ce grand immeuble, leur présence me faisait penser à ces fins de soirées bien arrosées où on finit par ne plus reconnaître tous les invités et dont une bonne moitié se retrouvent dans la rue faute de place dans le bar. Ils ont sûrement rejoint les manifestants plus tôt, répond Samira. Il faut dire qu’on a pris notre temps aujourd’hui. Il est 14 h 15 déjà. Leur présence sur notre chemin, aux alentours de 14 heures, nous donne habituellement le ton.

L’après-midi s’annonce chaud, dans le sens premier du terme. Il fait chaud. Le soleil nous tape sur le dos et, devant nous, la rue semble vide. On pourrait y tourner une scène d’un film apocalyptique où les humains auraient été décimés par des zombies.

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Toujours la même question qui nous taraude. Combien serons-nous aujourd’hui ? Des milliers ? Des centaines de milliers ? Un million ? Nous n’avons jamais eu les chiffres exacts. Les hélicoptères doivent mieux le savoir, avec la vue imprenable qu’ils ont sur Alger. Ils doivent bien voir si nous sommes une poignée d’individus, comme l’a dit le chef de l’Etat à Vladimir Poutine lors d’une visite en Russie, ou bien une foule immense.

Devant nous, la rue est maintenant parsemée de quelques manifestants portant le drapeau sur leur dos. Les policiers amassés devant le siège du RCD nous regardent comme si nous étions des étrangers qui débarqueraient dans ces petites villes de l’Ouest américain. J’essaie toujours de déceler sur leur visage une quelconque sympathie envers nous, me disant qu’en secret, ils doivent être, pour la plupart, acquis à la cause du Hirak. Ils doivent se sentir pris au piège par la situation. La présence des agents de l’ordre ne nous rassure pas pour autant. Aujourd’hui, je suis moins enclin à la compréhension. Ils n’ont qu’à déposer leur matraque et leur uniforme. Nous sommes tous dans la même merde. C’est vraiment un métier à la con en ces temps de crise.

Tous les chemins mènent à la sainte Grande Poste

Quelques minutes plus tard, le chant de quelques manifestants attire notre attention. Ils scandent : « Même si vous nous tirez dessus, nous promettons que rien ne nous arrêtera. » Ils sont debout dans la rue, créant ainsi un des nombreux points de départ pour aller jusqu’à la Grande Poste, ce trajet qui est devenu notre pèlerinage du vendredi. Tous les chemins mènent à la sainte Grande Poste.

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Je me retourne pour regarder derrière moi. Les rayons du soleil s’alignent sur la rue. Ce contre-jour révèle un autre point de vue sur les marcheurs. Je ne vois que des ombres, elles sont de plus en plus nombreuses. Je n’arrive pas à distinguer les visages. Je vois des taches obscures en mouvement. Les pas sont rythmés par les chants et la derbouka. Des taches. C’est comme ça que les barons doivent nous percevoir. Des automates qu’ils croyaient diriger mais dont ils ont perdu le contrôle. Une « populace » qu’il faut remettre dans le droit chemin. Nous découlons tous d’un film d’horreur, nous sommes des zombies qui envahissons les rues des grandes villes pour manger du corrompu, du despote.

Les mythes disparaissent, les promesses s’effondrent et nous, nous ne savons pas de quoi seront faits nos lendemains. Alors nous sommes prêts à marcher longtemps, longtemps, pour errer dans nos pensées, pour exorciser les cauchemars du passé. Telle est la promesse des ombres.

Karim Moussaoui est un cinéaste algérien né en 1976 à Jijel. Il a notamment réalisé Les Jours d’avant (2015), un moyen-métrage qui raconte les prémices de la « décennie noire », puis le long-métrage En attendant les hirondelles, présenté au Festival de Cannes 2017. Témoin quotidien du mouvement de contestation qui secoue l’Algérie depuis le 22 février, il a accepté de livrer au Monde Afrique son regard sur le Hirak, à travers une chronique hebdomadaire que nous publierons tout au long de ce mois de décembre.

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