les mémoires engagés de Saïd Sadi – Jeune Afrique

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Dans le tome 1 de ses mémoires, « La guerre comme berceau 1947-1967 », Saïd Sadi, ex-président du RCD raconte son enfance en Kabylie et sa jeunesse militante. Bonnes feuilles.


Les hommes politiques qui ont marqué l’histoire contemporaine de l’Algérie et qui se sont attelés à publier leurs mémoires se comptent sur les doigts d’une main. Saïd Sadi, 72 ans, ancien président du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), en est. Il publie le 26 août le premier tome de ses mémoires intitulées La guerre comme berceau 1947-1967 aux éditions Franz Fanon.

De Saïd Sadi qui vit aujourd’hui en exil en France, on connaît le militant des droits de l’homme, de la défense de la langue et de l’identité berbères. De ce psychiatre de formation qui a fait de la prison dans les années 1980 on connaît aussi le responsable qui a dirigé ce parti laïc pendant vingt-trois ans avant de tirer sa révérence en 2012. De lui aussi on sait presque tout de ses expériences comme candidat aux élections présidentielles de 1995 et de 2004.

De Sadi l’intime, de ses origines, de son enfance ou encore de sa jeunesse, essentiellement vécues en Kabylie, on sait en revanche peu de choses. Ces mémoires sont donc une plongée en profondeur dans ces montagnes de Kabylie où l’auteur est né deux ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

Aussi poignant que touchant, le récit raconte des vies de misères, de privations, mais aussi de résilience et de résistances. S’il fait la part belle à ces terres de Kabylie, le récit n’en est pas moins un témoignage personnel des soubresauts que l’Algérie a connus au cours du XXe siècle, de la révolution de 1954 au coup d’État de 1965 qui a renversé le président Ben Bella, en passant par l’indépendance de 1962. Avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur, nous en publions les bonnes feuilles.

Défier la mort pour sauver des vies

Fils d’un cantonnier et d’une mère au foyer, Saïd Sadi est né en 1947 d’une fratrie de trois filles et trois garçons. À l’époque, la mortalité enfantine était telle que les familles s’en remettaient aux croyances ancestrales pour conjurer la mort.

Un an et demi après ce décès, ma mère accoucha d’une autre fille à laquelle on donna le prénom de la disparue.

« J’étais le sixième enfant d’une famille déjà composée de trois filles et de deux garçons. L’aînée, Fadhma, fut inscrite à l’état civil sous le prénom de Rahma, la seconde, Ouardia, ne vécut que deux ans et demi. Mes parents nous la décrivaient comme une enfant câline et joyeuse avant la maladie qui l’emporta en quelques jours, probablement une dysenterie. Un an et demi après ce décès, ma mère accoucha d’une autre fille à laquelle on donna le prénom de la disparue. C’était une coutume qui prétendait défier la mort en ressuscitant ses victimes. Une manière de signifier à la faucheuse que son éventuel acharnement était vain puisque d’autres vies venaient neutraliser sa sinistre entreprise. »

La faim décrite par Camus, une réalité

La misère, le chômage, les dures conditions de subsistance dans ces montagnes de Kabylie où les familles ne survivent que grâce aux maigres récoltes de blé, de figuiers et d’oliviers poussent des milliers d’hommes à émigrer en France pour travailler dans les usines de Paris ou les mines du Nord. Peu de temps après le déclenchement de la révolution, le père de Saïd Sadi reprend le bateau pour la France.

« Au début de l’année 1954, mon père s’apprêtait à partir une troisième fois pour la France. Déchiré par la perspective d’une nouvelle séparation, il se résolut à consulter un marabout. Prudent, ce dernier prononça une prophétie évasive : «Ma truḥeḍ aɣrum yella, ma tqimeḍ aɣrum yella, Si tu pars ton pain est assuré, si tu restes ton pain est assuré» . La promesse ne mangeait pas de pain, si l’on peut dire, mais elle suffit à persuader mon père, déjà hésitant, de ne pas tenter un nouvel exil. À la fin des années quarante, la faim décrite en 1939 par Albert Camus dans ses célèbres reportages était encore une sombre réalité pour une grande partie des populations de Kabylie.

Nous serons toujours des enfants de la guerre.

Ma génération vécut sa prime enfance dans la queue de la comète de la Seconde Guerre mondiale mais les conséquences sociales et psychologiques du cataclysme l’avaient, elle aussi, affectée. Par ce qu’en disaient les grandes personnes qui l’avait endurée, les pertes ou les mutilations de parents qui avaient combattu ou les pénuries d’après-guerre dont tout le monde héritait. D’une certaine façon, notre naissance était inscrite dans les prolongements du conflit puisque tout ce que nous entendions et vivions était impacté par l’immense déflagration planétaire. Et les guerres n’allaient pas finir de nous accabler. Nous serons toujours des enfants de la guerre. »

Supplices de l’électricité, de la baignoire et des caves à vin

Cinq mois après le début de la guerre d’indépendance, le père du jeune Saïd est arrêté par l’armée française. Il sera détenu pendant plusieurs jours dans une caserne sans que sa famille n’ait de nouvelles de lui. Durement interrogé par les soldats français, il ne sera pas pour autant soumis à d’atroces tortures comme ça sera le cas avec d’autres milliers de combattants.

« Nous étions à la fin du mois de mars 1955. Ce fut un oncle paternel, Dada Arezki, qui vint en fin d’après-midi informer ma mère de la captivité de son mari dans une annexe de la caserne de Port-Gueydon installée dans une grande ferme coloniale. (…) J’ai le souvenir de la première soirée passée en l’absence de notre père. Lors du dîner, nos déglutitions raclant nos gorges étaient suivies par de longs soupirs. Une fois avalée notre pitance, nous nous retrouvâmes autour de ma mère.

Elle nous dit simplement que notre père était un homme courageux. Puis chacun dut vivre sa peine dans le noir.

La lumière de la lampe à pétrole fut rarement aussi blafarde et vacillante dans notre foyer. (…) Elle nous dit simplement que notre père était un homme courageux. Puis chacun dut vivre sa peine dans le noir. Jusqu’au petit matin. Après quelques jours de détention, notre père fut relâché. Dans un premier temps, il ne s’attarda pas sur ce désagrément devant nous et fit tout pour le banaliser.

Plus tard, nous apprîmes qu’il avait été privé de nourriture et sévèrement interrogé mais les enquêteurs n’avaient fait aucune allusion aux produits provenant d’Alger. Il nous avait dit avoir eu très peur. Après les séances d’électricité et de la baignoire, les militaires français enfermaient les prisonniers déjà affaiblis dans les cuves à vin où ils les laissaient pendant plusieurs jours, déshydratés et à la limite de la suffocation. Sans que mon père sache si c’était un provocateur infiltré pour semer le découragement, un autre interné lui dit que certains suspects y avaient été retrouvés morts. »

Mort du colonel Amirouche et fin de la guerre

Chef de la wilaya III, le colonel Amirouche, de son vrai Amirouche Aït Hamouda, est un redoutable chef de guerre dont la traque constitue l’une des principales priorités de l’armée française. Doté d’une aura quasi mystique chez ses compatriotes et parmi les hommes qu’il dirige d’une poigne de fer, Amirouche sera abattu le 28 mars 1957 au cours d’un accrochage avec des soldats français.

« Le 30 mars 1959, Monsieur Marcel Gallobard, instituteur civil en service à Aghribs depuis deux années scolaires, nous pressa de rentrer en classe sans même nous demander de nous mettre en rang. Une fois en salle, il nous annonça, enjoué et fébrile, que le colonel Amirouche avait été tué et que la guerre était finie. Amirouche, légende vivante des maquis, avait été donné pour mort à plusieurs reprises mais il finissait toujours par réapparaître dans une opération éclair quelques semaines plus tard.

Je me levai et criai : «Non, non ce n’est pas vrai, Amirouche n’est pas mort, ça c’est de la propagande !»

Pour nous tous, c’était une intoxication de plus et des murmures ironiques traversèrent aussitôt les rangées de tables. Bondissant de mon siège, je me levai et criai : «Non, non ce n’est pas vrai, Amirouche n’est pas mort, ça c’est de la propagande !» Sauf que cette fois, l’information était bien réelle. Toute la journée, des hélicoptères tournoyèrent au-dessus des villages encore habités pour y lancer des tracts sur lesquels on pouvait lire que «le sanguinaire Amirouche» étant mort, la guerre allait bientôt se terminer. »

La guerre de 1967 et l’humour pour défier le mensonge

Nous sommes à l’été 1967, deux ans après l’arrivée au pouvoir du colonel Boumediene après le coup d’État de 1965 qui a renversé Ben Bella. La guerre des Six-Jours éclate entre Israël et des pays arabes auxquelles se joignent des soldats de l’armée algérienne. Le jeune Saïd Sadi est encore au lycée. Il raconte ses six jours vécus par les lycéens et dont les conséquences auront un impact considérable en Algérie.

« Le 5 juin, la radio et la télévision annoncèrent une guerre éclair menée par les pays arabes du Proche Orient contre Israël. Les communiqués se suivaient d’heure en heure, prédisant une victoire pharaonique des troupes coalisées autour de l’Égypte. Au lycée, on ne saisissait pas très bien les origines de cette guerre car, pour nous, le conflit opposant Tel-Aviv à ses voisins renvoyait, d’abord et avant tout, à la question palestinienne. Or, on n’entendait pas parler de ce dossier dans ce cataclysme.

Il y avait deux professeurs d’arabe palestiniens au lycée ; les explications qu’ils nous donnaient nous semblaient vaseuses. On en avait déduit qu’ils n’en savaient pas plus que nous. Ces enseignants qui étaient d’un commerce agréable étaient plus qualifiés, plus crédibles politiquement et plus ouverts que leurs collègues égyptiens. Leurs commentaires embarrassés ajoutaient à notre perplexité. Les radios francophones étrangères étaient brouillées et, évidemment, mis à part les journaux nationaux, les autres titres étaient saisis. Au quatrième jour, notre ami Radi, externe, nous apprit que c’était la déroute totale dans les rangs arabes. Et tout s’enchaîna.

Il y avait eu un immense sentiment d’humiliation parmi les élèves, non pas tant à cause de la débâcle que des mensonges.

Occupation de plusieurs territoires, des milliers de prisonniers entre les mains de l’armée israélienne… Jusqu’à l’annonce de la démission de Nasser. Les médias algériens n’eurent de cesse de taire la vérité. Il y avait eu un immense sentiment d’humiliation parmi les élèves, non pas tant à cause de la débâcle que des mensonges. Tant de mensonges.

Je crois que cette sinistre supercherie est l’un des principaux déclencheurs de la défiance des Algériens envers la propagande du pouvoir. C’est aussi à partir de cette période que le peuple adopta et utilisa l’humour pour mettre à mal l’image infatuée de ses dirigeants et décaper leur arrogance. »

Couverture du livre de Saïd Sadi "Mémoires, la guerre comme berceau", Tome 1



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JeuneAfrique

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