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Professeur de sciences politiques à l’Ecole supérieure de journalisme d’Alger, Chérif Dris analyse la stratégie du pouvoir en Algérie et celle du mouvement de contestation, le Hirak, au cours de l’année écoulée.
Qu’est-ce qui a changé en un an en Algérie ?
La situation ne sera plus jamais comme avant. Pour plusieurs raisons. D’abord, une digue est tombée, celle de la peur. Les Algériens se sont réconciliés avec la politique. Il y a une réappropriation de facto de l’espace public, même si certaines lois liberticides empêchent les Algériens de s’organiser. Enfin, ce mouvement a dénudé le régime, il a révélé son incapacité à mobiliser ses soutiens pour torpiller le Hirak. Le fossé entre le peuple et le pouvoir s’est élargi et la contestation s’étend aussi au-delà du Hirak proprement dit.
« Quand bien même le régime voudrait réprimer, il ne le pourrait pas. Il sait que la brutalité lui serait fatale. »
Il y a par contre des choses qui n’ont pas changé. Le changement profond auquel aspiraient les manifestants, le changement de régime, n’est pas à l’ordre du jour. Il y a une résistance de la part du pouvoir, qui démontre sa capacité de résilience. Même si celle-ci a été mise à rude épreuve depuis le 22 février et qu’il y a des signes de fléchissement : les moyens traditionnels que le régime utilisait, comme la répression, la cooptation ou la redistribution de la rente, ont démontré leur inutilité. Quand bien même il voudrait réprimer, il ne le pourrait pas. Il sait très bien que la brutalité lui serait fatale.
L’élection d’Abdelmadjid Tebboune est-elle une tentative du régime pour se régénérer, comme le dénonce l’opposition ?
L’élection s’est imposée comme l’option du pouvoir. Elle participe d’une démarche qui consiste à dire que si changement il y a, il doit venir d’en haut. Cette solution a été retenue comme la moins pire par les tenants du régime. Dès le départ, l’ancien chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah a appelé à l’application de l’article 102 [l’empêchement d’Abdelaziz Bouteflika]. Le message était clair : le commandement de l’armée était opposé à toute transition politique et à toute solution négociée. Dans la logique du régime, le pouvoir s’impose, il ne se négocie pas. L’élection du 18 avril devenant caduque, celle du 4 juillet incertaine, il fallait à tout prix aller à un scrutin avant la fin de l’année. La société a toutefois massivement boycotté l’élection.
Les conditions dans lesquelles le scrutin s’est déroulé montrent que le pouvoir n’avait aucunement l’intention d’aller vers une élection transparente qui aurait pu déboucher sur l’émergence d’une personnalité indépendante sur laquelle il ne pourrait pas avoir d’emprise. Il y a eu des initiatives de la part de la société civile et de la classe politique, des feuilles de route ont été proposées. Des acteurs politiques étaient prêts à s’aligner sur l’agenda du pouvoir et à aller vers une élection présidentielle, mais pas une présidentielle a minima. Il fallait qu’il y ait des préalables et des conditions de transparence, mais le commandement de l’armée ne voulait pas en entendre parler. Son message était : c’est à nous de proposer notre feuille de route et c’est à vous d’indexer votre feuille de route sur la nôtre. L’idée était que le régime se perpétue, qu’il n’y ait pas de rupture ; aller vers la stabilité, pas vers le changement.
Comment analysez-vous le discours actuel du pouvoir, qui donne des signes d’ouverture sans que les paroles soient suivies d’actes forts. S’agit-il d’une stratégie ou y a-t-il des désaccords au sein du régime ?
On peut l’interpréter de différentes façons. Nous avons un président qui, conscient d’être mal élu, est en quête de légitimité. Une légitimité que la majorité des Algériens refusent de lui accorder. Il y a donc une volonté de M. Tebboune de se relégitimer à travers un discours d’apaisement. Mais dans la réalité, nous constatons une dissonance.
Cela dénote peut-être aussi une certaine cacophonie au sein des cercles décisionnels. Entre une tendance qui veut accorder à Tebboune une seconde légitimité et une autre qui est peut-être réfractaire à l’idée de le voir passer d’un statut de président mal élu à celui de président légitime qui pourrait s’autonomiser. On a l’impression qu’il y a des tendances antagonistes au sein du régime. Cela se traduit dans les faits : d’un côté, il y a des gestes d’apaisement comme la libération de nombreux détenus d’opinion, et de l’autre un harcèlement sécuritaire qui se poursuit contre des opposants.
« Le pouvoir ne veut pas donner l’impression qu’il perd le contrôle et qu’il subit la pression populaire. »
On peut aussi l’interpréter comme une stratégie : le pouvoir pouvant dire que, finalement, il lâche du lest et laisse la porte entrouverte, mais il ne l’ouvrira pas complètement. Il est conscient qu’il a en face de lui une contestation qui s’installe dans la durée, structurelle, à laquelle il faut apporter des réponses. Mais d’un autre côté, le pouvoir ne veut pas donner l’impression qu’il perd le contrôle et qu’il subit la pression populaire.
L’opposition politique est faible. La crainte d’infiltrations et de cooptations a un temps été brandie pour écarter toute structuration du Hirak. Où en est-on aujourd’hui ?
La question de la représentativité du Hirak s’est posée depuis le début. L’idée a été rejetée par crainte de torpiller ce mouvement. Certains disaient que parler de représentativité ne ferait qu’arranger le pouvoir. Mais les choses évoluant et les revendications politiques des manifestants devenant plus claires, la question de la structuration se pose avec acuité. D’autant plus que l’interface traditionnelle qui devait jouer ce rôle, à savoir l’opposition politique, est discréditée et n’arrive pas à se réinventer. La société civile est également affaiblie. C’est un réseau qui n’est pas assez structuré ni assez dense. Tous ces facteurs expliquent cette incapacité à voir émerger des leaders naturels au sein du Hirak. Le pouvoir a également tout fait pour que le mouvement ne se structure pas, en entravant le droit de réunion par exemple.
On observe aussi une certaine radicalisation au sein du Hirak, entretenue par des acteurs qui ne veulent pas de représentants, estimant que cette absence de représentation est son meilleur bouclier. Ce sont des acteurs qui sont parfois issus du mouvement social, des influenceurs, des blogueurs, des électrons libres aussi, certains anciens détenus politiques, qui ont réussi à convaincre un pan du mouvement de refuser l’idée de la représentativité. Soit par intérêt, soit par conviction réelle. Mais cette approche a montré ses limites. Le Hirak doit permettre l’émergence de leaders qui le représentent. Sans structuration, il ne pourra jamais atteindre ses objectifs. Ce qui intéresse le pouvoir, c’est que le mouvement continue tel qu’il est. Ce qui le dérangerait, c’est que le Hirak passe d’une mobilisation qui reste fragmentée, même s’il y a des revendications politiques cohérentes, à une société civile organisée. Avoir face à lui des forces organisées et structurées : voilà ce que redoute le pouvoir.
Les expériences de changement, comme en Tunisie, ont montré qu’il y a toujours eu une courroie : un ensemble d’acteurs politiques et civils qui ont permis d’agréger les attentes de la population. Tant qu’il n’y a pas cette interface, le pouvoir algérien pourra limiter la marge de manœuvre du Hirak.
Comment voyez-vous la suite ?
Je suis d’un optimisme prudent. Le système algérien a depuis des décennies démontré sa capacité de résilience, notamment pendant les années 1990. Ce soulèvement populaire est-il susceptible de faire vaciller le régime ? D’imposer le changement, sa propre feuille de route ? L’histoire nous enseigne que la démocratie n’est jamais l’émanation directe d’un mouvement populaire. C’est un mouvement qui n’est pas linéaire. Ce sont des avancées et des reculs.
« La démocratie n’est pas un mouvement linéaire. Ce sont des avancées et des reculs. »
L’élément d’optimisme est que l’Algérie a une temporalité sociale qui évolue très rapidement, contrairement au temps politique du régime, qui est lent. La société est composée majoritairement de jeunes instruits, l’urbanisation gagne des pans très importants du pays. L’accès à l’enseignement, les nouvelles technologies, l’amélioration des conditions de vie… Tous ces paramètres nous incitent à penser que le changement n’est pas impossible. Ce sont d’ailleurs ces facteurs qui ont abouti au 22 février.
Les Algériens sont en train de poser les premiers jalons d’un sursaut. C’est un début. La situation en Algérie ne sera plus jamais la même. Les ingrédients du sursaut démocratique sont là, ses prérequis sont en train d’être posés : l’émergence d’une élite ou la réconciliation avec la chose politique. Il reste aux Algériens à construire une vraie société civile. Celle créée par le pouvoir est en train de s’effilocher, le Hirak doit prendre sa place.
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