« Le comité du prix Nobel a su reconnaître l’espoir qu’Abiy Ahmed a fait naître en Afrique »

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Un portrait du premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, s’affiche sur l’écran d’un usager à Addis-Abeba, le 11 octobre 2019.
Un portrait du premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, s’affiche sur l’écran d’un usager à Addis-Abeba, le 11 octobre 2019. Maheder Haileselassie / REUTERS

Tribune. Quand Abiy Ahmed, le premier ministre éthiopien, s’est vu décerner le prix Nobel de la paix, vendredi 11 octobre, « pour ses efforts en vue d’arriver à la paix et en faveur de la coopération internationale » avec l’Erythrée voisine, une forme d’incompréhension s’est fait jour au sein des experts de la région. La décision du comité a notamment été comparée à celle, dix ans plus tôt, de récompenser Barack Obama. Les deux hommes, en particulier, ont reçu leur prix quelques mois après leur entrée en fonction, ce qui semble contradictoire avec un point d’achèvement, en l’occurrence dans les efforts en faveur de la paix.

Cette comparaison trouve vite ses limites. Barack Obama, dirigeant élu démocratiquement, était encore loin de ses prochaines échéances électorales. Abiy Ahmed a été élu, en interne, à la tête de la coalition au pouvoir en Ethiopie, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF). Surtout, contrairement au président américain, le prix lui a été décerné en raison de ses « actions concrètes et décisives dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationale ».

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Le comité s’attendait à s’exposer à des critiques. Ses membres avaient anticipé qu’on leur reprocherait d’avoir agi de façon précipitée. Ils ne se doutaient pas, par ailleurs, qu’une dizaine de jours plus tard, le nouveau récipiendaire tiendrait des propos fort peu pacifiques à l’encontre du voisin égyptien au sujet de la future mise en eau du barrage éthiopien de la Renaissance, laquelle exacerbe la vieille dispute entre les deux pays sur la gestion des eaux du Nil. Abiy Ahmed a affirmé devant le Parlement éthiopien que son pays « pouvait être en état de marche pour une guerre » contre l’Egypte, avec « des millions » de soldats, avant d’ajouter que cette perspective serait « une erreur pour toutes les parties ».

Pas un blanc-seing

Cela n’est pas en contradiction avec un prix Nobel visant principalement à reconnaître des efforts fournis en faveur de la paix et à formuler un encouragement à poursuivre. Cette récompense, en effet, n’est pas un blanc-seing mais un geste à l’égard d’un dirigeant parvenu aux manettes d’un pays au bord du précipice. Les commentateurs les plus critiques ont préféré souligner ses manquements, plutôt que d’observer les ambitions et les projets en cours. Ce biais cognitif s’observe hélas assez fréquemment chez les spécialistes que nous sommes, même si ce travers de l’esprit critique n’enlève rien à la validité des inquiétudes formulées.

Il a été relevé qu’Abiy Ahmed avait reçu un prix Nobel pour une paix encore introuvable. C’est à notre avis oublier l’essence de la pensée d’Alfred Nobel (1833-1896), qui appartenait au courant idéaliste, laquelle met en avant la résolution des disputes et conflits par des voies légales, notamment l’arbitrage. Abyi Ahmed s’inscrit dans cette lignée. Ce n’est donc pas l’attribution du Nobel de la paix qui doit être discutée, mais la philosophie même de ce prix.

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L’Ethiopie avait été accusée par l’Erythrée de ne pas respecter le droit international dans le cadre du règlement du litige frontalier entre les deux Etats, qui avait été l’un des facteurs déclenchant de leur guerre, de 1998 à 2000. Après la fin du conflit ouvert, une commission d’arbitrage international avait rendu une décision concernant le tracé de leur longue frontière, qui n’avait pas été appliquée. Pendant deux décennies, une situation de « ni guerre ni paix » a prévalu, justifiant notamment en Erythrée le maintien d’un service national illimité, de graves restrictions à la liberté de circulation et d’expression ainsi que des arrestations et des disparitions arbitraires.

On note que les frontières terrestres ont été de nouveau fermées, un an après la phase de détente entre l’Ethiopie et l’Erythrée, et que les négociations sont au point mort. Cela est dû en grande partie à l’intransigeance du président érythréen, Issayas Afeworki. Le prix n’a pas été partagé entre les deux dirigeants et le président érythréen s’est même dispensé de féliciter son homologue. Il n’empêche : ce prix Nobel a été attribué pour récompenser une forme de courage politique. La paix n’est pas encore conclue de façon complète, mais elle demeure un objectif réaliste.

Tentative d’assassinat

Les critiques soulignent également ce qu’ils estiment être une certaine forme de cécité du comité Nobel sur la situation intérieure en Ethiopie, même si ses membres ont précisé être « conscients que beaucoup de travail reste encore à faire ». Au cours de ses cent premiers jours au pouvoir, Abiy Ahmed a levé l’état d’urgence, libéré des prisonniers politiques, légalisé des partis d’opposition, mis fin à la censure des médias. Des responsables ont été arrêtés pour corruption et violations des droits humains. Le premier ministre a aussi introduit des réformes économiques et nommé le premier gouvernement paritaire du continent. Une femme est présidente pour la première fois dans l’histoire du pays.

Ces réformes sont-elles symboliques, superficielles ? Le premier ministre est-il accaparé par son image internationale aux dépens des conflits internes ? Abiy Ahmed, pour l’heure, semble user de son charisme pour avancer réconciliation et réformes, mais la situation intérieure de l’Ethiopie demeure inquiétante. De plus, des réformes si rapides et radicales créent de nouvelles tensions.

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Fin juin, le premier ministre a déclaré que le gouvernement avait échappé à un coup d’Etat. La refonte de l’appareil sécuritaire explique en partie la recrudescence des conflits ethniques dans le pays. Abiy Ahmed a survécu à au moins une tentative d’assassinat. Les tensions ethniques et fédérales engendrées en partie par les nouvelles libertés et par un passage à vide sécuritaire ont créé une nouvelle forme d’instabilité jugée dangereuse. Des millions de personnes ont été déplacées. La crainte d’une fragmentation du pays par la violence est fondée. Les partisans du premier ministre espèrent que l’aura du prix Nobel de la paix lui donnera un atout supplémentaire pour mener à bien ses réformes et maîtriser la situation à l’intérieur.

Les craintes, à l’inverse, sont qu’à force de se concentrer sur le charisme et ses capacités personnelles, le chef de l’Etat s’isole et soit tenté par une dérive autocratique. Il est trop tôt pour désespérer, mais il est temps de reconnaître que le comité du prix Nobel a su reconnaître l’espoir qu’Abiy Ahmed a fait naître en Afrique. La véritable question est de savoir s’il sera capable de répondre aux attentes qu’il suscite.

« A bout de souffle »

Le principal reproche que nous pourrions adresser à cette distinction est que par certains côtés, elle s’inscrit dans la continuité de pratiques récentes des grandes puissances à l’égard de l’Ethiopie. Meles Zenawi, l’homme qui avait façonné l’Ethiopie récente de 1991 à 2012, a instauré un système dominé par son parti, le Front de libération du peuple tigréen (TPLF), ancré dans une minorité ethnique, ce qui a conduit le pays au bord de la guerre civile en décimant l’opposition politique et la société civile.

Pour une partie des chercheurs, le système politique en place était « à bout de souffle ». Or malgré cela, la communauté internationale a soutenu le pouvoir éthiopien dans le cadre de la guerre contre le terrorisme, voyant dans ce pays pivot de la Corne de l’Afrique une puissance régionale essentielle dans ce combat, d’où le manque de réactions face au non-respect par l’Ethiopie du droit international dans son conflit avec l’Erythrée.

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Comme Meles Zenawi, Abiy Ahmed est fortement soutenu à l’extérieur, dans une ferveur sans doute disproportionnée. Quant au prix Nobel, il s’expose à être décerné au mauvais moment, sept mois seulement avant des élections qui, si elles ont lieu, menacent de plonger le pays dans des troubles accrus. Mais au fond, la remise du Nobel est une forme de rappel que la paix et la démocratie vont de pair et qu’il est peu souhaitable de chercher à les dissocier.

Les critiques, enfin, ont peut-être sous-estimé le pouvoir symbolique de ce prix. L’arrivée d’Abiy Ahmed avait déjà suscité un élan d’espoir dans les opinions publiques des pays voisins. Il a d’ailleurs souligné que ce Nobel était décerné à lui-même et à l’ensemble du continent africain. L’institution norvégienne a pour principe d’attribuer le Nobel de la paix pour récompenser un combat « en faveur » de la paix ou « en soutien » à un parcours qui est en train de se dessiner vers celle-ci. Le comité a confié à Abiy Ahmed un drôle de défi, une sorte de récompense qui l’oblige à présent à de nouveaux résultats.

Sonia Le Gouriellec est maîtresse de conférences en science politique à l’Université catholique de Lille.

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