La nouvelle conception des sauces, par Yannick Alléno

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Ils entrent dans le jardin d’hiver noyé du soleil pâle de l’hiver charentais, et le symbole du yin-yang saute aux yeux. L’un, bouillonnant, en veste blanche, a l’habitude d’attirer les regards, d’être celui qui régale. L’autre, posé, en costume noir, travaille dans l’ombre, s’active pour la postérité. Les deux ont l’exigence du détail et une obsession commune : le goût juste. Entre le chef multiétoilé Yannick Alléno et Renaud Fillioux, le maître de chai des cognacs Hennessy, la complémentarité est évidente. Et quand on leur en demande la raison, la réponse fuse dans un éclat de rire : « Si on vous dit qu’entre nous, la sauce a pris, c’est cliché ? » Ça l’est, mais rien ne correspond davantage à la réalité. Car c’est grâce aux maîtres assembleurs d’Hennessy que Yannick Alléno a trouvé la pièce du puzzle qui lui manquait pour parachever sa toute nouvelle conception des sauces.

La révélation était dans la terrine

Retour en arrière. En 2013, Yannick Alléno dirige brillamment les cuisines de l’hôtel Meurice, à Paris, mais il ne s’y sent plus à son aise. « J’avais l’impression d’être arrivé au bout d’un cycle. Je travaillais bien, les clients étaient ravis, mais moi je ne m’amusais plus. » Jusqu’au jour où il goûte le fond d’une terrine de grouse qu’il vient de terminer. S’y mêlent un peu de gelée et de jus, dont la force de goût le sidère. « Cette matière, on ne la sert jamais aux clients d’habitude. Visuellement c’est un peu brouillon, à la limite du “sale”. Mais gustativement, c’était dingue. Ce n’est pas trop fort de parler de révélation. Je me suis dit : “C’est ça que je veux.” Cette pureté, cette puissance, ce goût cristallin, presque tranchant. »

Il quitte le Meurice, propriété de LVMH, et part, avec l’accord de Bernard Arnault, peaufiner cette inspiration dans un autre palace du groupe, l’hôtel Cheval Blanc de Courchevel, dont il supervise les cuisines depuis 2008. Désormais, cette quête du jus idéal, de la sauce parfaite, sera son Graal.

Quelque temps plus tard, toujours en balade à travers les différentes entités LVMH, il passe quelques jours chez Hennessy, à Cognac. Chaque jeudi, les dix dégustateurs maison se réunissent pour goûter des centaines d’échantillons, les évaluer, mais surtout les mémoriser. Assis dans le fond de la salle pour ne pas déranger, le cuisinier assiste, éberlué, à ce recensement. Au déjeuner, la discussion s’engage avec Yann Fillioux, le maître de chai. Le chef parle des sauces, sa nouvelle marotte, et de la difficulté à laquelle il se heurte : ses préparations manquent de régularité. Aussi talentueux soit-il, impossible de produire à chaque fois un goût identique. La réponse du maître de chai fuse, comme une évidence : « C’est parce que vous n’assemblez pas. » Assembler ? « Assembler les différents produits que vous utilisez pour faire votre sauce. Au lieu de tout mettre dans une casserole et de faire réduire, faites cuire les différents éléments à part et assemblez ensuite. C’est ce que vous avez vu ce matin. 90 % de mon travail, c’est la sélection des produits. L’assemblage, ce n’est que 10 %. »

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Sauces. Réflexions d’un cuisinier

À lire

Sauces. Réflexions d’un cuisinier, de Yannick Alléno et Vincent Brenot. Hachette Cuisine, 80 pages. 12 €.

Paru en 2014, ce petit livre un peu austère, sans photo, est une bible qui retrace les grandes étapes de l’histoire saucière depuis l’Antiquité, les recettes classiques type Escoffier, et les prémices de la réflexion de Yannick Alléno.

Un assemblage à basse température

Eurêka ! Alléno se consacre à la cause, contacte Bruno Goussault, le directeur scientifique du Centre de Recherche et Étude Alimentation (CREA). L’homme est considéré comme le père de la cuisson sous vide. Ensemble, ils mettent au point un procédé d’extraction novateur en deux temps.

D’abord, une cuisson très lente de chaque aliment, sous vide et à basse température, pour produire un jus très parfumé ; puis une concentration par le froid, via un « essorage » dans une centrifugeuse, afin d’enlever l’eau pour ne garder que l’exsudat. Le résultat est à la hauteur de l’effort : puissant. Il ne reste « plus qu’à » assembler ces quintessences, entre elles ou avec d’autres ingrédients non extraits, pour produire les sauces voulues, avec une régularité enfin atteinte.

Le métier de maître assembleur et celui de saucier ont en commun la concentration des ingrédients qu’on utilise.

Yannick Alléno

Désormais installé dans ses propres murs, chez Ledoyen, sur les Champs-Élysées, Yannick Alléno s’y consacre avec jubilation et succès. Le temps passe, et en 2017, Yann Fillioux cède sa place à son neveu, Renaud. À distance, le dialogue entre Hennessy et Yannick Alléno se poursuit. Jusqu’au jour où, en 2021, le Charentais contacte le Parisien pour imaginer la cuisine qui sera servie au château de Bagnolet. Cet hôtel particulier, à Cognac, est l’écrin où séjournent les grands acheteurs d’Hennessy et les célébrités du monde entier. Luxe, calme et volupté. Fillioux plante le décor : « La nouvelle pièce phare du château, c’est le jardin d’hiver, qui vient d’être entièrement redécoré. Il nous faut la cuisine végétarienne qui va avec. Légère, mais avec la puissance nécessaire pour mettre en valeur nos cognacs. Dans cette région traditionnellement “viandarde”, c’est un sacré pari ! »

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Yannick Alléno

Une adresse, trois restaurants

De toute la flotte de restaurants dirigée dans le monde par Yannick Alléno, le Pavillon Ledoyen, sur les Champs-Élysées, est le navire amiral. Un paquebot qui se décline en trois établissements distincts : le trois étoiles Alléno Paris, le « comptoir à sushis » (de luxe) L’Abysse, qui a deux étoiles, et le plus décontracté Pavyllon (une étoile). Si chacun a son identité, la technique des sauces, jus et bouillons mise au point par le chef et son équipe, se retrouve sur les trois tables.

Boire le bouillon à l’apéro

Pari : le mot magique pour motiver le cuisinier. Top là ! Pour faire le lien entre cognac et légumes, un autre se serait contenté de déglacer un fond de casserole au cognac. Pas Alléno. Pour commencer le repas, il fait, littéralement, boire le bouillon (de légumes) aux invités, en le versant dans le verre, tandis que le VSOP Privilège vient agrémenter les ravioles de topinambour à l’extraction de céleri et de navet. Dans le plat suivant, la connaissance héritée du nouveau traitement des sauces permet au plat de jouer les transformistes. Visuellement, on dirait des sushis. Pas très végétarien… En fait, le poisson est remplacé par de l’aloe vera confit dans le jus de raisin, ou par un « sashimi d’asperge » cuit sous vide. Le tout, avec un cognac X.O. Bluffant ! « Tout ça, c’est mon travail sur les textures des sauces, et bien sûr, les discussions avec Yann et Renaud, qui me l’ont inspiré, détaille Alléno. Le métier de maître assembleur et celui de saucier ont en commun la concentration des ingrédients qu’on utilise. Pour le cognac, c’est la distillation des vins qui concentre leurs parfums. Pour les sauces modernes telles que je les conçois, ce sont la cuisson sous vide et le passage par le froid. » Un cran de plus a été franchi. Alléno et Fillioux avaient raison : la sauce a pris.

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Yannick Alléno et Renaud Fillioux

Obsession transmission

« Je suis très admiratif de la façon dont les artisans du cognac, comme les Fillioux et bien d’autres, ont su transmettre leur savoir-faire, confie Yannick Alléno. Nous, en cuisine, nous avons failli perdre le nôtre dans les années 1990. Le coup d’arrêt, ça a été la guerre du Golfe. Les palaces, qui étaient les derniers bastions des grandes brigades saucières, se sont vidés, et ça a été la fin d’une époque. Chef saucier, commis, apprentis : c’était fini. Il est essentiel aujourd’hui que la jeune génération se réapproprie tout ça. »

Les confidences d’un saucier du XXIème siècle

La sauce, c’est 80% d’une recette

Yannick Alléno

Pourquoi cette passion pour les sauces ?

Parce qu’elle seule apporte de la cohérence à un plat. Elle seule peut unir dans un rapport d’harmonie deux produits aussi différents qu’un filet de boeuf et une botte d’asperges. La sauce, c’est 80 % d’une recette.

Pourquoi aucune grande recette de sauce n’a-t-elle été inventée depuis des siècles ?

Parce qu’au XXe siècle, l’industrie agroalimentaire a réussi à faire croire que les fonds de sauce étaient interdits… alors que c’est parfaitement faux ! Ce mensonge a bloqué la créativité des chefs pendant près d’un siècle. Des décennies de savoir-faire, de transmission, ont été perdues. J’appelle ça un crime contre l’humanité !

En quoi vos sauces sont-elles révolutionnaires ?

Elles tranchent avec le procédé des siècles précédents qui visait à accumuler les ingrédients dans une casserole et à les dégrader par la chaleur. Comme ma technique utilise le froid, elle évite ces pertes d’arômes. On est sur un procédé physique et non chimique, qui permet d’atteindre une pureté des goûts inédite. Ce faisant, on élimine les trois reproches qui ont mené à la disparition des sauces à partir des années 1970 : trop grasses, trop salées, avec des goûts indéterminés de fonds cuits trop longtemps.

Visent-elles à remplacer les grands classiques ?

Non, parce que ce sont des monuments de notre culture, parfaits en l’état. Ces sauces ont fait l’objet de tellement de travail de la part des grands cuisiniers, que ce serait une insulte à leur mémoire de prétendre les retoucher. Je prends toujours un grand plaisir à cuisiner les classiques du répertoire, une suprême, une béarnaise, une Albuféra, une Périgueux… L’idée n’était pas de les remanier, mais d’inventer quelque chose de complètement nouveau.

Sont-elles réservées aux professionnels ?

Pour le moment, oui : les outils nécessaires sont difficilement accessibles pour les particuliers. Mais on peut reproduire sans matériel spécial une partie de ce procédé pour se donner une idée du résultat : placez 150 g de saumon et 150 g d’huile dans un sac à cuisson sous vide, que vous faites cuire (sous vide ou non) au bain-marie à 52 °C pendant 4 h. En récupérant le « lait » après une période de repos, vous aurez un bon aperçu du principe d’extraction.

La technique peut aussi s’appliquer aux desserts ?

Bien sûr ! À la chocolaterie Alléno & Rivoire, que j’ai ouverte avec Aurélien Rivoire en décembre à Paris, je la décline dans des ganaches sans beurre ni crème : on va chercher le goût à l’état pur.

Quand les molécules s’agitent…

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Anne Cazor

Anne Cazor est ingénieure en agroalimentaire, docteur en gastronomie moléculaire et fondatrice du Scinnov, une entreprise française de « foodtech ».

« Lorsque vous faites une sauce, avant de penser à son goût, pensez à la texture que vous voulez obtenir. Crémeuse ? Onctueuse ? Voulez-vous qu’elle “tienne” à chaud ? La bouche étant un milieu humide, si vous voulez une sauce dont le goût explose tout de suite, il vous faut une consistance aqueuse, hydrophile, comme un bouillon très corsé. Si vous souhaitez au contraire que les arômes se libèrent progressivement pour donner de l’ampleur, mieux vaut ajouter un corps gras, hydrophobe : beurre, crème, huile… Quant à savoir quelle technique de sauce est la meilleure, celle de Yannick Alléno ou la traditionnelle, il n’y a pas lieu de trancher : les deux sont intéressantes. Le plus important, c’est de transmettre des connaissances. Savoir pourquoi on ajoute de la farine (parce que les grains d’amidon vont se gorger d’eau, exploser et libérer des molécules qui vont encombrer la préparation, donc l’épaissir) ou ce qui se passe quand on ajoute un oeuf (les protéines tensioactives vont lier la phase aqueuse et la phase grasse de la sauce). »

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Le petit manuel des sauces

Le petit manuel des sauces, de Thomas Feller et Anne Cazor, éditions Marabout, 144 pages, 15,90 €.

40 sauces détaillées en pas à pas, avec l’éclairage scientifique qui explique le rôle de tel corps gras, du vinaigre ou de la farine dans une préparation.