En Tunisie, la mort après avoir bu de l’eau de Cologne frelatée

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Le rond-point d’Hajeb El Ayoun et sa sculpture d’une main tenant un crayon et un stylo-plume, en hommage aux poètes de la ville, en mai 2020.

Sur la petite place ombragée en face de la municipalité d’Hajeb El Ayoun, ils sont une centaine ce mercredi 3 juin. « Nous méritons aussi de vivre, arrêtez de nous négliger », peut-on lire sur une banderole à leurs côtés. Dans cette localité de 10 000 habitants, au centre de la Tunisie, habituellement si calme, hommes et femmes se regroupent chaque jour depuis que la ville a été frappée par un terrible drame il y a deux semaines : la mort de sept jeunes, intoxiqués à l’eau de Cologne frelatée.

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« Cela fait trente ans que les gens boivent du Quarres [nom donné à l’eau de Cologne]. Ce n’est pas nouveau et ce n’est pas propre à Hajeb El Ayoun. C’est la pauvreté qui est l’un des facteurs de cette consommation », souligne Lazhar Sbai, l’un des protestataires.

Le jour de l’Aïd El Fitr, qui clôt le mois saint du ramadan, certains habitants aiment célébrer la fin d’une période d’abstinence, avec une soirée arrosée au Quarres. Ils ne sont pas les seuls : en Tunisie, cette boisson est le lot des plus précaires qui n’ont pas les moyens de se payer de l’alcool. Cette fois, le méthanol y était plus concentré qu’à l’accoutumée, causant une intoxication généralisée.

« Moins cher qu’un pack de bières »

Sept hommes sont morts et une soixantaine de personnes ont été hospitalisées la nuit du 25 mai et les jours suivants. « Je n’en bois pas souvent, peut-être une fois par an. La bouteille de deux litres est passée de 4 à 5 dinars [quelque 1,50 euro] avec la crise du Covid-19. Mais ça reste moins cher qu’un pack de bières », raconte Kamel Ben Mostapha Zeidi, 27 ans, qui a survécu à l’intoxication.

Lui et d’autres habitants se sont procuré la boisson via les deux magasins locaux, connus de tous et désormais fermés. La région de Kairouan ne possède pas de points de vente d’alcool légaux, seulement une centaine au noir. Le fait divers a ému l’opinion publique et a mis en lumière les profondes difficultés socio-économiques de cette région rurale, durement impactée par la crise du Covid-19.

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Avant la crise, Kamel, père de famille, joignait les deux bouts en ramassant des olives dans les champs ou en travaillant sur des chantiers dans des localités voisines. Pendant le confinement, il s’est reconverti en collecteur de bouteilles plastiques et de cannettes vides pour les vendre aux recycleurs, faute de travail. Dans sa ville, tout rappelle un temps révolu où les jeunes pouvaient travailler dans les quatre usines de la zone industrielle productrices de laine et de tapis, fermées depuis longtemps.

La plupart des maisons sont seulement dotées d’un rez-de-chaussée, le reste de la bâtisse figé dans un chantier permanent, par manque de moyens. Sur un rond-point du centre-ville, une sculpture d’une main tenant un crayon et un stylo-plume symbolise le prestige passé d’un lieu qui a vu naître de nombreux poètes.

Un taux de pauvreté très élevé

La zone où habitent de nombreuses victimes de l’intoxication s’appelle ironiquement « cité saada », « cité du bonheur ». Hajeb El Ayoun et d’autres délégations voisines forment les zones rurales du gouvernorat de Kairouan où le taux de pauvreté, de 34 %, est l’un des plus élevés du pays. Selon les chiffres officiels de 2019, le taux de chômage s’élève à 16,9 % pour tout le gouvernorat, contre 15 % pour la moyenne nationale.

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Ce mercredi, Kamel fait glisser entre ses doigts des photos d’identité qui doivent lui servir à refaire sa carte. Mais il n’a pas de quoi acheter le timbre postal, d’une valeur de 25 dinars (environ 8 euros). « Je suis allé boire tout seul. J’étais déprimé car ma femme était enceinte et je n’avais pas les moyens de l’emmener à l’hôpital pour accoucher. J’ai senti que le Quarres n’avait pas le même goût que d’habitude, mais je n’ai pas vraiment fait attention. Ensuite, j’ai eu très mal à la tête et tout mon corps est devenu chaud », raconte-t-il.

La tente des manifestants sous laquelle sont placardées les revendications, dans le centre d’Hajeb El Ayoun, en mai 2020.

Il s’est retrouvé aux urgences le soir même. Mounir Naija, médecin urgentiste au SAMU de l’hôpital Sahloul de Sousse, se remémore cette nuit-là. Devant l’afflux de victimes, un plan d’alerte catastrophe a dû être déclenché. Le docteur a été contraint d’envoyer des malades vers les hôpitaux d’autres gouvernorats pour qu’ils soient placés en réanimation ou sous hémodialyse. « Le nombre ne cessait d’augmenter, certains étaient déjà en arrêt cardiaque », se souvient-il.

« Il se tordait de douleur »

Une enquête judiciaire est en cours pour déterminer la provenance de cette eau de Cologne frelatée. Des fabricants originaires de Sfax ont été arrêtés, ainsi que les vendeurs à Hajeb El Ayoun. Un autre stock de 278 litres a été saisi dans la ville dimanche 7 juin par les autorités.

« D’après les premières informations que nous avons eues, le liquide aurait été frelaté en raison d’un manque d’éthanol, les stocks ayant été réquisitionnés par l’Etat pour la fabrication de gel hydroalcoolique », explique le professeur Nozha Brahmi, chef du service de réanimation médicale polyvalente et de toxicologie au centre Mahmoud Yaacoub à Tunis, qui dit avoir déjà traité des cas d’intoxication similaire, « mais rarement de cette ampleur ».

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Comme Kamel, Bochra, mère de trois enfants, vit dans une maison délabrée, sans frigidaire, avec des matelas à même le sol. Elle dépoussière le cartable de son fils, âgé de 14 ans, la plus jeune des victimes. Lui a survécu. « Je n’ai pas compris ce qu’il avait au début, il avait très mal au ventre et se tordait de douleur », raconte cette veuve, encore sous le choc.

Monia, voilée de noir, n’a, elle, pas pu dire au revoir à son mari, Lazhar Chikhaoui, l’un des trois frères décédés cette nuit-là. Elle dénonce « ceux qui lui ont vendu cet alcool », mais aussi ceux qui « nous ont marginalisés depuis des années ». « Nous vivons dans des conditions impossibles à endurer », souffle cette mère d’un petit garçon.

Manifester à Tunis

« Il y a beaucoup d’amertume ici. Ce que nos politiques ne comprennent pas, c’est que les gens ne veulent plus de la charité, ils demandent à ce que leurs conditions de vie s’améliorent, comme on le leur a promis », analyse Saoussan Jaadi, présidente de la section Kairouan du Forum des droits économiques et sociaux. Elle évoque le taux de suicide du gouvernorat, l’un des plus élevés du pays, ainsi que la multiplication des mouvements sociaux.

Jihene Mannai Faiez, chef de service à l’hôpital Ibn Jazzar de Kairouan, est la seule psychiatre universitaire de la région. Elle voit les mêmes profils se répéter : des jeunes en manque d’emploi ou avec des petits boulots journaliers, « dont les problèmes de précarité ont été accentués pendant le confinement puisque beaucoup se sont retrouvés sans revenu ». Pour elle, ce drame doit « attirer l’attention des autorités sur les problèmes persistants des régions intérieures ».

Après le décès des sept habitants, des membres de la société civile ont mis en place le sit-in devant la mairie de la ville. Les manifestants ont décidé de monter manifester à Tunis ce vendredi 12 juin pour dénoncer leur précarité et ces morts qui n’auraient jamais dû arriver. A Sidi Bouzid, le 4 juin, un homme de 49 ans est décédé des mêmes causes.

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