En Ethiopie, les rescapés des geôles de Djidjiga demandent justice

0
103

[ad_1]

Dans une rue de Djidjiga, capitale de la région Somali, en Ethiopie, en avril 2018.
Dans une rue de Djidjiga, capitale de la région Somali, en Ethiopie, en avril 2018. Abiy Solomon / Flickr / Creative Commons

Quand Farhia* a accouché, ses chevilles étaient enchaînées au lit. Elle n’était ni chez elle ni dans un hôpital, mais en prison. Trop faible, elle a perdu connaissance. Les pleurs de son enfant l’ont réveillée. « C’est un miracle qu’il ait survécu », confie-t-elle dans le centre où elle a trouvé refuge à Djidjiga, capitale de l’Etat régional Somali, dans l’est de l’Ethiopie. Ouvert fin 2018 par l’ONG locale Himilo, ce centre accueille, avec des moyens très limités, une trentaine d’hommes, de femmes et d’enfants, qui sont souvent d’anciens prisonniers de la tristement célèbre prison centrale de Djidjiga, plus connue sous le nom de « Jail Ogaden ».

Dans un rapport glaçant de juillet 2018, l’ONG Human Rights Watch (HRW) a dénoncé les horreurs perpétrées par les gardes de la prison, qui a fermé deux mois et demi plus tard. Les détenus étaient brutalisés, car accusés d’être des sympathisants du Front national de libération de l’Ogaden (ONLF), un groupe armé contre lequel les autorités menaient une véritable chasse aux sorcières. Selon les témoignages recueillis, de hauts responsables, dont l’ancien président de l’Etat régional, Abdi Mohamoud Omar, surnommé Abdi Illey, se rendaient régulièrement à la prison. « Il semble non seulement que certains de ces fonctionnaires aient ordonné la torture, le viol et le refus de donner de la nourriture, mais dans certains cas, d’anciens prisonniers ont affirmé qu’ils avaient personnellement participé à des viols et à des actes de torture », affirme l’ONG.

Lire aussi En Ethiopie, un processus électoral qui s’annonce « turbulent »

Abdi Illey se trouve désormais derrière les barreaux à Addis-Abeba. Il a été « déposé » en août 2018 après une série de violences dans la région, qu’il est accusé d’avoir fomentées. Les charges qui pèsent contre lui concernent seulement ces journées, qui ont fait 59 morts, et non les violations des droits de l’homme dont il se serait rendu coupable. Lors de sa comparution au tribunal, le 30 octobre, il a plaidé non coupable. Cet ancien électricien, catapulté chef de la sécurité de l’Etat régional avant de devenir son président en 2010, avait instauré un climat de terreur dans la deuxième plus vaste région d’Ethiopie, qui compte 6 % d’une population totale d’environ 108 millions d’habitants. Maniaque, violent, machiavélique, pervers… Autant d’adjectifs souvent entendus pour décrire celui qui a créé la police Liyu en 2008, une force paramilitaire accusée des pires exactions (viols, raids meurtriers, violences) et qui administrait les prisons de la région, dont Jail Ogaden.

Une violence « sans aucune limite »

Dans le refuge de Djidjiga, Farhia allaite sereinement son nouveau-né. Son autre fils, né en prison, n’est pas loin. Elle l’a baptisé Ayanleh, qui signifie « le chanceux » en langue somali. Arrêtée dans son village à près de 200 km au sud de Djidjiga, elle a été mise à rude épreuve lors d’un interrogatoire qui a duré plusieurs jours. « Je suis enceinte, je ne veux pas perdre mon bébé », a-t-elle imploré ses bourreaux, qui l’ont alors frappée de plus belle sur le ventre. Une fois transférée à Jail Ogaden, elle était battue très régulièrement, comme la plupart des détenues. Le niveau de violence et de privation était extrême. Dans sa cellule, elle dormait avec deux autres femmes enceintes sur un même matelas. Toutes deux sont mortes.

Nemah*, une jeune femme frêle et réservée, a elle aussi subi la torture : la tête enfermée dans un sac plastique rempli d’épices ; la corde autour du cou, que s’amusaient à serrer des hommes placés de part et d’autre de leur victime, ; les coups de baïonnette qui lui ont laissé des cicatrices… A seulement 22 ans, elle porte encore les séquelles, physiques et psychologiques, de ce séjour en prison. Elle a été libérée de Jail Ogaden quand son état de santé s’est gravement détérioré. « J’étais sur le point de mourir. Ils m’ont jetée à l’extérieur de la prison comme on jette un déchet », dit-elle. Elle a été recueillie par ceux qu’on appelle les « xodiyal » (« ceux qui attendent », en langue somali), des personnes qui passaient leurs journées à espérer la sortie de prison de leurs proches. Une fois de retour dans son village, Nemah a revu sa mère, qui ne l’a pas reconnue tant elle avait maigri. Elle lui a demandé de lui raconter son calvaire. « Je ne lui ai pas tout dit, mais elle savait », admet la jeune femme, qui n’en dira pas plus, comme le veut la pudeur des musulmanes somali.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Le khat, or vert de l’Ethiopie

Pour Juweria Ali, doctorante à l’université de Westminster, à Londres, le viol était une arme de guerre systématique utilisée dans le cadre de la stratégie contre-insurrectionnelle visant l’ONLF. « Cela ne se déroulait pas seulement dans des prisons officielles, mais aussi dans des centres de détention plus informels, dans des casernes militaires », explique-t-elle. « Ils n’étaient pas seulement censés piller, tuer à leur guise et semer la terreur pour dissuader la population de manifester un quelconque soutien à l’ONLF ou de rejoindre leurs rangs. Ils utilisaient aussi toutes les tactiques possibles pour créer un climat d’hostilité, instiller la peur par la violence sous toutes ses formes possibles et sans aucune limite », poursuit Juweria Ali. Elle rappelle toutefois que les exactions sont bien antérieures à la création de la Liyu Police : « Le viol était systématiquement utilisé par les forces de sécurité fédérales » présentes dans la région.

Farhia explique avoir été épargnée. « Des jeunes femmes célibataires étaient emmenées en prison. Certaines étaient assignées à un garde. On pouvait entendre des cris la nuit. On ne pouvait rien faire », raconte-t-elle, un voile vert entourant son visage rond. « La nuit, ils broutaient du khat [un arbrisseau dont les feuilles sont mâchées pour leur effet stimulant], leur demandaient de se déshabiller et les forçaient à avoir des relations sexuelles. De nombreux viols collectifs ont eu lieu, des objets ont également été utilisés : des piles, des matraques, des tuyaux… L’intérêt n’était pas sexuel. Ils violaient pour faire souffrir au maximum », enrage Salah Abdisamad, cofondateur d’Himilo.

Vers une commission vérité et réconciliation

Cette ONG locale a ouvert la seule infrastructure venant en aide aux victimes de tortures ou de viols à Djidjiga. Depuis sa création il y a près d’un an, plus de 2 500 personnes ont visité le centre. L’une des femmes de passage a eu un enfant né d’un viol. Elle survit aujourd’hui avec peu de ressources et tente d’aller de l’avant. Une tâche difficile puisque les victimes continuent de croiser leurs bourreaux dans les rues de Djidjiga. Certains se sont échappés en Turquie, en Somalie, au Kenya, aux Etats-Unis et peut-être en Europe. D’autres n’ont toujours pas été inculpés. « Quand nous sommes arrivés, les violations étaient systématiques », explique Mustafa Muhummed Omer, président par intérim de la région, nommé en octobre 2018 : « Le système, la police, les fonctionnaires… Tout le monde était impliqué. Il aurait été très difficile pour nous de les arrêter tous sans créer davantage d’insécurité. La sécurité de la région doit rester une priorité, mais nous n’avons pas oublié la question de la justice. »

Article réservé à nos abonnés Lire aussi En Ethiopie, le regain de violences signe la fin de l’état de grâce pour Abiy Ahmed

Nemah a aperçu ses bourreaux à deux reprises, dans son village et à Djidjiga. Elle s’est presque évanouie. Elle ressent parfois l’envie de se venger, mais elle n’en a pas la force physique. Elle sera prête à leur faire face devant un tribunal « quand la justice sera réellement efficace et que le système aura vraiment changé », mais elle ne se fait pas trop d’illusions. « Nous n’avons pas très bien aidé les victimes, admet Mustafa Muhummed Omer. Principalement à cause du manque de ressources. Nous avons fait de notre mieux pour aider les cas les plus graves, mais je reconnais que nous avons de graves lacunes et que nous avons besoin d’un meilleur plan. »

Un comité technique a été formé pour préparer la mise en place d’une commission régionale de vérité et réconciliation dans les prochains mois, afin de « documenter ce qui s’est passé, rendre justice aux victimes puis progresser vers la réconciliation », conclut le président par intérim, qui espère travailler main dans la main avec les autorités d’Addis-Abeb dans le cadre des travaux de la commission fédérale de Vérité et Réconciliation créée début 2019 et censée faire la lumière sur les conflits passés. Nemah, elle, n’attend aucun pardon. « Leurs excuses ne me rendront pas la santé », lâche-t-elle, amère.

* Les prénoms ont été modifiés.

Sommaire de la série « Ethiopie, le pari de la paix »

La région Somali, en Ethiopie.
La région Somali, en Ethiopie. Google Maps

Située dans le sud-est de l’Ethiopie, la région Somali est la deuxième plus vaste du pays. Environ 6 % des quelque 108 millions d’Ethiopiens y vivent. De 2010 à 2018, l’Etat régional a été dirigé par le redoutable Abdi Mohamoud Omar, surnommé Abdi Illey, qui y avait instauré un climat de terreur, notamment par le biais de la police Liyu, une force paramilitaire. Toutes les exactions semblaient permises au nom de la lutte contre les rebelles du Front national de libération de l’Ogaden (ONLF). Mais l’arrivée du premier ministre fédéral Abiy Ahmed, en avril 2018, a changé la donne. Le dirigeant réformateur, qui reçoit son prix Nobel de la paix le 10 décembre à Oslo, a tendu la main à l’opposition. Quant à Abdi Illey, il a été arrêté en août 2018, accusé d’avoir fomenté des troubles régionaux.

A travers trois reportages, Le Monde Afrique raconte la parole qui se libère dans une région dévastée par des années d’autoritarisme.

Episode 1 Un vent de liberté souffle sur la région Somali, dévastée par des années d’autoritarisme
Episode 2 En Ethiopie, les rescapés des geôles de Djidjiga demandent justice

[ad_2]

Source link

Have something to say? Leave a comment: