En Afrique du Sud, « si les flics te trouvent à boire dehors, tu peux être sûr de prendre une raclée »

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Dans Kliptown, à Soweto, en Afrique du Sud, le 19 mars 2020.
Dans Kliptown, à Soweto, en Afrique du Sud, le 19 mars 2020. Siphiwe Sibeko / REUTERS

Courbée sous le poids des années, la silhouette de Mama Sipiwe arpente lentement les rues de Soweto. Semblable a tant d’autres en quête de victuailles en ces temps de confinement, la vielle dame en tricot est insoupçonnable sous son bonnet de laine. Elle jauge ses interlocuteurs d’un œil sévère derrière ses verres fumés.

Si elle se méfie, c’est que Mama Sipiwe, qui ne s’appelle pas réellement ainsi, a bien d’autres raisons que d’aller au supermarché pour battre le pavé. Depuis que l’Afrique du Sud a interdit la vente d’alcool, c’est elle qui arrose tout son quartier, dans cet immense township de la banlieue sud-ouest de Johannesburg.

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Voilà bientôt trois semaines que le pays a mis en place l’un des confinements les plus sévères de la planète afin de lutter contre la pandémie de Covid-19. Pas de course à pied, pas de promenade pour le chien, pas de vente de cigarettes, ni d’alcool. Officiellement, l’Afrique du Sud, l’un des dix plus gros consommateurs d’alcool sur le continent d’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), est au régime sec.

Dans les faits, à l’image de Mama Sipiwe, une armée d’Al Capone à la petite semaine a pris le relais des débits officiels. Rien de bien révolutionnaire en réalité : pendant des décennies, la vente d’alcool, privilège réservé aux Blancs sous l’apartheid, a eu lieu sous le manteau dans les communautés noires.

Boire à l’abri des portails en fer

Cette fois, le bras armé de la prohibition s’appelle Bekhi Cele. Un fedora vissé sur le crâne façon agent fédéral américain des années 1920, le ministre de la police semble avoir trouvé là le rôle de sa vie. Pour l’instant, la mesure vise à dissuader les rassemblements, tenter de contenir l’explosion redoutée des violences domestiques dans un pays qui bat des records en la matière ou encore renforcer le système immunitaire des Sud-Africains. Mais Bekhi Cele confiait, il y a quelques jours, que sa plus belle récompense serait de voir l’alcool définitivement interdit à l’issue du confinement.

Le ministre répète sur toutes les chaînes qu’il sera sans merci avec les contrevenants. Ses troupes l’ont bien compris. Au moins deux hommes sont morts dans la périphérie de Johannesburg pour des infractions présumées à ce nouveau code de conduite ces dernières semaines. L’un est tombé sous les balles de la police, l’autre sous ses coups, d’après des témoins.

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A Soweto, le message est passé, d’une certaine manière : « Si les flics te trouvent à boire dehors, tu peux être sûr de prendre une raclée », résume Ntsiki. Alors on boit à l’abri des portails en fer. Pour tuer le temps, parce qu’« il faut voir à quoi ça ressemble chez nous » : « On vit à six dans une pièce ou deux, si on ne sort pas, on étouffe. »

Cet après-midi, ils sont une dizaine d’hommes rassemblés autour de bières. La plupart approuvent la fermeture des bars : « Il ne faut pas croire qu’on s’en fiche, poursuit Ntiski. Peut-être que je suis ignorant ou alcoolique mais, le soir, je deviens parano et je prie pour ne pas être infecté, j’ai peur pour mon père. »

Pas eu le temps de faire des stocks

Un peu plus loin, un vieil homme est assis seul dans son jardin, une bouteille à la main. A 68 ans, Vezi a besoin de ses trois litres de bière par jour, arrosés de gin quand il y en a. Il dit que l’alcool le rend joyeux et qu’il se sent mal quand il ne boit pas. Priver les gens pour lutter contre un virus… Il ne voit pas le rapport et il en veut à « ceux qui font les lois ».

« Eux sont tranquilles chez eux avec leurs bouteilles. Nous, le confinement nous est tombé dessus sans qu’on ait les moyens de faire des stocks. » Faute de provisions, il faut se ravitailler. Rien de très compliqué jusque-là à Soweto. Si les rideaux de fer des tavernes sont baissés, les stocks, eux, ont simplement migré.

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« Le risque est faible parce qu’il n’y a plus rien dans les bars, tout se passe dans les maisons », explique un vendeur en écoulant des cigarettes à la sauvette. Une autre raison explique peut-être sa sérénité. Ces derniers jours, plusieurs policiers suspectés d’être impliqués dans le trafic d’alcool ont été arrêtés.

Dans la province du Cap-Occidental, deux adjudants se sont fait pincer en train d’acheter de l’alcool dans un magasin de liqueur afin de le revendre, présument les autorités. Dans le Mpumalanga, deux autres ont été stoppés alors qu’ils escortaient trois pick-up remplis d’alcool.

Baisse notoire de la criminalité

Malgré ce revers, Bekhi Cele, le ministre de la police, a de quoi se réjouir. Au cours de la première semaine du confinement, les crimes violents ont plongé comme jamais dans le pays. Le nombre de meurtres est passé de 326 à 94, comparé à 2019, celui des viols de 699 à 101, et les agressions ont chuté de 2 673 à 456. Un phénomène que le ministre attribue en grande partie à l’interdiction de la vente d’alcool. « Tout le monde sait que l’alcool est un facteur de criminalité, expliquait-il récemment. La plupart des gens assassinés ou violés le sont du jeudi au dimanche et [ces violences] trouvent leur origine dans les lieux où on consomme de l’alcool. »

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Les experts nuancent en pointant également la forte présence policière liée au confinement et à la difficulté de se déplacer. Mais jusque dans les très redoutés hostels de Soweto, le constat est partagé. Construits sous l’apartheid pour héberger les travailleurs migrants, ces baraquements collectifs ont la réputation de fonctionner selon leurs propres lois. Inquiet du manque de masques et de gel hydroalcoolique dans ce coin particulièrement exposé qui ne peut compter sur l’aide d’aucune ONG, l’un des chefs de la communauté accepte d’entrouvrir les portes.

Jamais les allées n’ont été aussi calmes, dit-il. Il en convient, la fermeture des tavernes n’y est certainement pas étrangère. « Quand les gens se retrouvent ici pour boire, ils se mettent à jouer avec des flingues et des couteaux. Alors oui, la fermeture des bars change la donne », confirme Sbonelo, un habitant du champ de conteneurs qui s’étend dans le prolongement des baraques en brique. Même les rassemblements nocturnes ont disparu. « Il n’y a plus de bruit la nuit, je n’arrive pas à y croire, je peux enfin dormir », souffle une habitante.

Hausse des violences envers les femmes

Comment expliquer le phénomène alors que les stocks informels ne sont pas encore épuisés ? C’est sans doute que le confinement, qui vient d’être étendu jusqu’à la fin du mois, impose déjà ses contraintes financières alors que les prix de l’alcool ont doublé et que les maisons ne font plus crédit. « Tout le monde est aux abois, explique un habitant. On compte chaque rand pour acheter à manger. Même ceux qui ont encore un salaire doivent soutenir la famille dans les campagnes. »

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Si les habitants des quartiers pauvres attribuent volontiers la chute des violences à l’interdiction de la vente d’alcool, il reste une statistique qui inquiète les autorités. Au cours des quatre premiers jours du confinement, plus de 2 300 appels ont été passés au quartier général dédié à la gestion des violences envers les femmes. C’est trois fois plus que la moyenne quotidienne enregistrée de janvier à mars. Le chiffre interroge les activistes qui n’ont pas constaté le pic de violences attendu.

« Le centre d’appel est victime de supercheries, d’autres formulent des plaintes qui n’ont rien à voir avec les femmes. Impossible de tirer des conclusions tant que nous n’aurons pas de statistiques détaillées », estime Claudia Lopes, en charge de la communication de la fondation Heinrich Böll, au Cap. In fine, il reste bien difficile à ce stade d’évaluer l’impact de l’interdiction de la vente d’alcool sur les violences conjugales.

« On sait que l’alcool est un facteur déterminant dans ces violences, mais c’est aussi un moyen de supporter les difficultés. Dans cette période où tout le monde perd le contrôle sur son existence, le manque peut tout aussi bien exacerber les tensions », explique Beverly Gumede, conseillère juridique pour l’association Lawyers against Abuse (LvA), dans le township de Diepsloot, à la périphérie de Johannesburg.

Depuis le début du confinement, un autre souci la préoccupe bien plus gravement : parvenir à maintenir l’activité de l’association qui n’a pas obtenu le statut de « service essentiel ». Bientôt trois semaines que le centre est fermé dans ce township qui passe pour l’un des plus brutaux du pays en matière de violences envers les femmes. En dépit de tout, à Diepsloot, on trouve toujours plus facilement de la bière que le moyen d’appeler à l’aide.

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