« Au Canada, février est le Mois de l’histoire des Noirs. Mais de quels Noirs ? »

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Affiche officielle du Mois de l’histoire des Noirs 2020 organisé par le Patrimoine canadien, l’équivalent du ministère de la culture.
Affiche officielle du Mois de l’histoire des Noirs 2020 organisé par le Patrimoine canadien, l’équivalent du ministère de la culture. Patrimoine canadien

Tribune. Il y a quelques années, lorsque j’étais enseignant dans une école secondaire de Toronto, je reçus un appel provenant d’un journaliste de Radio-Canada. Il voulait savoir ce que je pensais du Mois de l’histoire des Noirs et ce que mon école prévoyait de faire à cette occasion. Ma réponse fut que je n’étais pas convaincu de l’opportunité d’une telle célébration tous les mois de février et que je n’y participerais pas. Sa stupéfaction empêcha la discussion d’aller plus loin.

Avec le recul, je pense que j’aurais dû faire preuve de tact pour exprimer mon point de vue. J’aurais pu, par exemple, lui demander de préciser à quelles personnes noires il faisait référence. Nous sommes à nouveau en février. En Amérique du Nord, en particulier aux Etats-Unis et au Canada, c’est donc à nouveau le Mois de l’histoire des Noirs, au cours duquel est souligné « le patrimoine des Canadiens noirs, ceux d’hier et d’aujourd’hui », comme le précise le site Internet de Patrimoine canadien, l’équivalent d’un ministère de la culture. Des campus invitent des conférenciers noirs pour évoquer la contribution des personnes noires à la société. Les écoles, les musées s’ingénient à ne pas être en reste.

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Si l’on ne peut mettre en doute les nobles intentions à l’origine de tels efforts, la tentation demeure de poser la question : de quels Noirs parle-t-on ? Dans son ouvrage L’Assignation. Les Noirs n’existent pas (Grasset, 2018), la romancière et journaliste française Tania de Montaigne explique dans un style clair, didactique et empreint d’humour, que parler de « Noirs » relève d’une vision essentialiste qui repose sur de vieux clichés tendant à faire croire que toutes les personnes noires sont semblables, ont la même culture, et donc la même histoire. Dans cette optique, la célébration du Mois de l’histoire des Noirs pourrait résulter d’une forme insidieuse de racisme.

« La couleur prend une majuscule »

En effet, alors qu’il ne viendrait à personne l’idée de confondre un Portugais, un Russe et un Iranien, qui pourtant ont tous la même couleur de peau, il semble difficile aux personnes « blanches » d’admettre que des personnes d’origine haïtienne, jamaïcaine ou sénégalaise ont leurs particularités distinctives reliées à leur histoire, à leurs langues, à leur culture. Les thèses racialistes propagées par le philosophe britannique David Hume (Essays and Treatises on Several Subjects, 1777), puis par le diplomate et écrivain français Arthur de Gobineau (Essai sur l’inégalité des races humaines, 1853) continuent de nourrir de façon inconsciente de nombreux clichés. En témoigne le fameux discours de Dakar de Sarkozy de 2007 dans lequel l’ancien président français affirmait sur un ton péremptoire que « l’Afrique n’était pas suffisamment entrée dans l’Histoire », une Afrique, bien entendu, qui n’inclut pas l’Egypte.

On substantive l’adjectif « noir », alors qu’on ne le ferait pas, à juste titre d’ailleurs, pour l’adjectif « jaune » en référence aux habitants du continent asiatique. On substantive l’adjectif « noir », comme on le ferait pour une nationalité. On substantive l’adjectif « noir », parce qu’il suffit d’en connaître un pour prétendre les connaître tous. Pour Tania de Montaigne, l’idée de race est si ancrée dans les esprits que « la couleur prend une majuscule, on ne dit plus une noire, mais une Noire ». Cette auteure décortique dans son livre bien des poncifs qu’elle a dû affronter depuis sa tendre enfance. Française, née à Paris, pour nombre de ses compatriotes, elle est avant tout noire, donc Noire. Elle fait donc partie de la « tribu » des « Noirs », qui rient de façon hilarante, savent danser, chanter, courir, mais pas nager.

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Cependant, il faut noter, encore une fois, que ces clichés existent même dans les esprits les plus bienveillants. Radio France internationale n’a-t-elle pas une émission intitulée « L’épopée des musiques noires » ? La plupart des universités américaines ont leurs « black studies ». La Canadienne Michaëlle Jean, l’ancienne secrétaire générale de la Francophonie, est l’invitée d’honneur au National Black Canadians Summit, qui se tiendra du 21 au 22 mars 2020 à Halifax. On confond ainsi allègrement couleur de peau, identités et cultures. Ce qui est très réducteur. Et pourtant, qui oserait penser que René Depestre est plus « haïtien » que Franckétienne ? Qui oserait exclure Alan Paton du panthéon littéraire sud-africain ?

L’enfer, ce n’est pas forcément les autres. Beaucoup de personnes noires voient le Mois de l’histoire des Noirs comme une occasion de se mettre en valeur. Leur fierté est palpable. Les amalgames sont acceptés ou rangés au placard. On s’invente des héros. Untel fut un célèbre musicien. Un autre, un sportif aux talents inégalés. Tel autre occupa de hautes fonctions administratives. Comme si ces évocations suffisaient à effacer les inégalités sociales, la discrimination à l’embauche ou encore les précarités qui persistent chez des personnes maladroitement appelées « de couleur ».

Déconstruction des mythes

Cette effervescence est cependant compréhensible, pourvu qu’on la replace dans son contexte historique. La célébration a ses origines aux Etats-Unis. A l’instigation de Carter G. Woodson, éminent écrivain, eut lieu pour la première fois, en février 1926, la Black History Week. D’une semaine, on passa à un mois. Le mois de février fut choisi en hommage à Frederick Douglass et à Abraham Lincoln, deux figures marquantes dans l’histoire de l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis. L’objectif alors était d’encourager l’étude de l’histoire afro-américaine. L’esclavage, la ségrégation et les luttes pour l’émancipation et les droits civiques sont des marqueurs identitaires qui ont façonné l’histoire des Afro-Américains. Les descendants d’esclaves aux Etats-Unis ont d’ailleurs choisi de s’identifier autrement que par la couleur de leur peau. Ils ont une identité : ils sont Afro-Américains, Sino-Américains, Indo-Américains ou Latino-Américains.

La légitimité de célébrer cette identité, cette histoire, est évidente. Ce qui l’est moins, c’est cet accaparement observé partout ailleurs, notamment au Canada. Il existe dans la province de Nouvelle-Ecosse une minorité composée de descendants d’esclaves. Autant dire que ces personnes sont d’origine ancienne. L’histoire à célébrer peut-elle être la même pour elles que pour un Canadien d’origine malienne ou kényane dont l’immigration est plus récente ? Quelle place réserve-t-on dans ces festivités aux métis, ceux dont les parents possèdent une couleur de peau différente ? Faudrait-il donc y mettre fin ?

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Cela ne serait ni souhaitable ni possible. Il faudrait en revanche se donner les moyens de prévenir et de combattre les effets pernicieux, dont l’essentialisme et la catégorisation, qu’une telle célébration entraîne. Expliquer, par exemple, comme l’a fait Tania de Montaigne que « les Noirs n’existent pas », même s’il existe des personnes de teint noir ; que la race noire n’existe pas, mais qu’il existe une race humaine, comme l’ont souligné le philosophe allemand Emmanuel Kant dans Sur les différentes races humaines publié en 1775 et l’intellectuel haïtien Joseph Anténor Firmin dans De l’égalité des races humaines publié en 1885. Et si le mois de février ne suffit pas pour mener à bien une telle déconstruction des mythes, il ne faudrait pas avoir de scrupules pour utiliser toute l’année. Einstein n’a-t-il pas dit qu’« il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé » ?

Jacques Touré est enseignant à Ottawa, capitale du Canada.

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