« L’Archipel des ombres », ou l’Indonésie des clochards célestes et des sultans

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Bonnes feuilles. [Dans son livre L’Archipel des ombres, récit de voyage publié mercredi 26 mai aux Editions des Equateurs, Bruno Philip, correspondant du Monde en Asie du Sud-Est, entraîne le lecteur à travers ce pays fascinant. L’un des extraits que nous publions évoque l’urbanisation à marche forcée de la capitale, Djakarta, où les politiciens s’appuient sur les mafieux pour détruire les bidonvilles. L’autre extrait relate sa rencontre, dans les Moluques, avec le mélancolique sultan de Ternate.]

A Djakarta

J’ai rencontré Henda le marin dans les ruines d’un quartier détruit, que les bulldozers avaient ravagé quelques mois plus tôt. Henda, qui avait peut-être été deux tiers marin avant de devenir un tiers forban, m’apparut sous la forme d’un homme au crâne lisse et au torse massif.

Une poitrine tombante et un ventre arrondi ne tardèrent pas à démentir l’impression de force que dégageait de prime abord l’individu. Son ancre tatouée sur le haut du bras droit évoquait l’aventure : mers agitées, souvenirs de castagnes dans un port oublié, coups de couteau dans la nuit.

Mais Henda était un pauvre hère dont le futur, s’il en avait un, était antérieur. Dans son genre, l’homme dégageait un certain romantisme : il incarnait, à son corps défendant, l’un de ces clochards célestes qui peuplent les imaginaires d’aventuriers impubères. Je dois confesser ne pas y avoir été toujours insensible.

« Que me voulait-il ? Comme tout le monde, sans doute : raconter son histoire, être écouté, mendier un peu de compassion, lui qui pesait d’un poids si léger sur la planète Terre »

En dépit de l’heure matinale à Sunda Kelapa, la température était déjà superlative. Situé non loin des bâtiments à moitié en ruine que l’on trouve encore dans les vieux quartiers de l’ancienne capitale des Indes néerlandaises, Sunda Kelapa est l’ancien port de Batavia, nom de Djakarta au temps de la colonisation.

Je levai la tête : au-dessus d’Henda, assis sur le tabouret d’une baraque qui s’affaissait sur elle-même, la ligne d’horizon tremblait de chaleur. On voyait émerger les grues du port qui pointaient leurs squelettes de métal vers le ciel blanc.

Les grues dominaient une série de cargos alignés le long des quais, en partance vers ailleurs : Sumatra, Sulawesi – appelé autrefois l’île Célèbes et qui, contrairement à un usage erroné, ne doit pas s’écrire « les » Célèbes, mais se décline tout de même au pluriel… –, les Moluques, la Papouasie.

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Le port avait depuis longtemps cessé d’être le centre des activités maritimes de l’ex-capitale des colons bataves. Aujourd’hui c’est Tanjung Priok, situé plus à l’est, qui concentre les activités portuaires. Henda vivotait près des quais, promis comme lui à l’abandon.

Glissant lentement vers une cinquantaine maladive, l’homme confia être diabétique. Il me fit tâter son pouls avec inquiétude. Je sentis comme un grondement, le son d’un moteur à bout de souffle.

Je ne m’attendais pas à être ainsi sollicité. Que me voulait-il ? Comme tout le monde, sans doute : raconter son histoire, être écouté, mendier un peu de compassion, lui qui pesait d’un poids si léger sur la planète Terre.

Dans ce port qui avait été un nœud important de la navigation pour les marins d’antan et n’était plus que la copie pâle, amoindrie, de son incarnation du temps jadis, je ne pouvais m’empêcher d’anticiper la décrépitude – fût-ce, en l’occurrence, la décrépitude du décrépit…

(…)

Henda, quant à lui, aurait mérité le grade de général dans l’empire du déclin. Homme de l’autrefois, il l’était sans conteste. Il ne cessait d’insister sur son passé de marin. Il disait qu’il avait embarqué autrefois sur les mers intérieures de l’archipel ; il racontait ses passages sur d’autres longitudes, Colombo, Bombay, Marseille, Le Havre. Il affirmait être un enfant adopté. Disait-il la vérité ? Je ne sais pas. Il donnait l’impression de toujours voguer au bord du mensonge.

Une chose était certaine : Henda était à l’ancre et encalminé pour un moment. Aussi longtemps qu’il pourrait subsister dans cet univers en partie écroulé. « Après la destruction du bidonville et l’expulsion de la majorité des habitants, les mafieux du coin nous ont donné du boulot, à nous les voyous », raconta-t-il. Il pointait du doigt l’ancre marine, comme pour bien montrer que ce genre de décoration d’épiderme était la marque des mauvais garçons.

Je ne lui demandai pas pour qui il travaillait, respectant sa loi du silence. Mais il me donna sa version des faits, quant aux raisons de la destruction de ce qui avait tout de même été une sorte de ville, aussi bidon fût-elle. « On nous a donné onze jours pour vider les lieux. On vivait ici depuis des décennies. » Il tendait le bras vers la direction d’un canal qui se jetait dans les eaux sales du port.

Les expulsions étaient l’œuvre du dernier gouverneur, un Sino-Indonésien de religion chrétienne nommé Basuk Tjahaja Purnama, que tout le monde appelait de son surnom chinois « Ahok ». Ce dernier avait voulu se lancer dans l’aménagement d’une capitale de dix millions d’habitants – de surcroît entourée par la mégapole du « Grand Djakarta » (population : 28 millions d’habitants ; taux de croissance démographique : 3,6 %)

Ahok, un homme au sale caractère incapable de tenir sa langue, était encore derrière les barreaux quand je rencontrai Henda. Sa proximité avec le président de la République Joko Widodo n’avait pu lui épargner d’être traîné devant les tribunaux après avoir été accusé, fort injustement, de blasphème contre le prophète et le Coran par des cercles de barbus en colère. Il avait écopé de deux ans de prison. Ahok avait beau crier avoir été la victime d’un procès injuste et d’un règlement de comptes politique ourdi par des mollahs christianophobes, il avait fini entre quatre murs.

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L’Indonésie, en cette fin de la seconde décennie du XXIe siècle, était en train de dériver vers l’islam bigot, ultra-conservateur, parfois résolument fondamentaliste et, sur une échelle réduite, mais effrayante, djihadiste : depuis les attentats de Bali en 2002 (202 morts), l’archipel avait été de nombreuses fois endeuillé par les actions d’assassins se revendiquant d’Al-Qaida, puis de l’Etat islamique.

L’islam dit de « nusantara », c’est-à-dire l’islam « de l’archipel », était à l’origine une version modérée et langoureuse de la religion du prophète. Il s’était longtemps contenté ici d’être la croyance majoritaire d’une république marquée par le caractère sécularisé de ses débuts. Mais on commençait peut-être à en voir la fin : l’Indonésie était travaillée de l’intérieur par les agissements des pères la pudeur en calotte, des miliciens islamo-fachos vêtus de la kamiz des temps du prophète, celle qui descend à mi-mollet, ou des prêcheurs à la va-vite se targuant de théologie.

A Djakarta, beaucoup d’intellectuels musulmans libéraux commençaient à s’inquiéter de ces dérives ; même si, pour l’instant, l’archipel restait une sorte de terre de tolérance comparé à d’autres pays où Allah seul est grand.

Dans l’univers de masures détruites de Sunda Kelapa, ce n’était pas seulement l’utilisation malheureuse par Ahok d’une sourate du livre saint qui avait provoqué l’ire des barbus et ruiné la réputation du gouverneur dans ces bas-fonds : c’était parce qu’il avait foutu tout le monde dehors.

« La municipalité a proposé de nous reloger, mais c’est si loin que je n’ai jamais eu envie d’y aller. On n’a eu droit à aucune compensation. Pas de fric, rien. Juste la promesse d’un loyer pas cher dans une HLM de grande banlieue. J’ai préféré rester ici », expliquait Henda.

Aux Moluques

Assis sur un sofa placé devant le balcon de son vaste palais au toit pointu qui dominait le port, le prince Hidayat, sultan putatif de l’île de Ternate (il espérait bientôt remplacer son père récemment disparu), accepta de s’entretenir avec moi pour parler de la cruauté des temps passés.

Devant les larges fenêtres à la française, un décor somptueux s’offrait à la vue des derniers aristocrates de l’endroit : tout comme à Banda Neira, cette île située bien plus au nord des Moluques était dominée par la masse imposante d’un volcan. Au loin dans la rade, on voyait d’autres « îles montagnes » dresser leurs cônes sous un ciel bas. Faible était la lumière, grande était la beauté.

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Le prince était un petit homme d’une cinquantaine d’années au menton orné d’un bouc. Je remarquai que ce prince d’opérette qui, même s’il devait accéder un jour à de sultanesques fonctions, ne disposerait jamais que de pouvoirs symboliques, était curieusement vêtu, en dépit de l’humidité et de la chaleur, d’un pull en laine. Cet accoutrement ne semblait nullement l’incommoder.

Il avait revêtu à ma demande son costume de cérémonie – tunique blanche et curieuse toque aux rayures arc-en-ciel –, mais je me demandais si, dans la vie quotidienne, il portait toujours son mohair. Les pluies de mousson commençant à redoubler de violence, le prince craignait-il un rhume en cette période de changement de climat saisonnier ?

Hidayat tint tout d’abord à me rappeler que, durant les troubles de 1999, son père avait également offert la protection de son palais aux chrétiens pourchassés par les milices extrémistes musulmanes. Le fils du dernier sultan orienta ensuite la discussion sur le caractère singulier des Moluques et de son île : « Durant les conflits, nous avons toujours démontré nos intentions pacifiques ; nous ne sommes pas riches, même si le clou de girofle pousse sur les pentes du volcan. Tout ce que nous voulons, c’est pouvoir jouir d’un certain degré d’autonomie. Mais le gouvernement de Djakarta nous le refuse ! »

Les querelles entre la capitale et le sultanat remontaient à la décolonisation, expliqua le prince. « Quand l’Indonésie proclama son indépendance en 1945, mon grand-père le sultan refusa de renoncer à ses pouvoirs et de les transférer à la nouvelle république. [L’ancien président] Sukarno l’envoya en exil… »

« Derrière le prince au regard noyé, je voyais le volcan s’empanacher de nuages et l’on sentait la pluie gagner sur la ville »

Le prince avait à peine durci le ton, mais on sentait poindre un zeste d’amertume dans les explications de cet aristocrate égaré dans un monde qui n’était plus tout à fait le sien. C’était pourtant un homme très doux, qui n’était, de surcroît, même pas sûr de remplacer son père, la nomination du prochain sultan devant bientôt être décidée par une assemblée censée choisir parmi les fils du roi disparu. Hidayat avait plusieurs frères, ce qui réduisait ses chances.

Pacifiques, les prédécesseurs de son géniteur et des géniteurs de ce dernier l’avaient peut-être été, mais cela ne fut pas le cas des Portugais, jadis puissance occupante. En 1570, ils eurent la cruelle idée de décapiter l’un des lointains ancêtres d’Hidayat, le sultan Haroun, dont ils promenèrent ensuite la tête au bout d’une pique. Plus tard, une altercation entre un mollah et une bande de pochards lusitaniens, mangeurs de porc et buveurs de vin, n’allait pas contribuer à arranger la réputation des envoyés de Lisbonne parmi la population locale : après avoir attaqué le malheureux religieux, ils le promenèrent dans toute la ville la tête enroulée dans un jambon. A Ternate, certains s’ennuyaient ferme et buvaient sec.

Tout cela appartenait cependant à un temps trop lointain pour que ces tristes épisodes soient encore évoqués. Le regard un peu lointain d’Hidayat semblait trahir ce qui ressemblait à une forme d’appréhension. Je le sentais mélancolique. Il regardait vers la rade, soudain un peu absent. Sur les murs des vastes salles du palais, mi-mauresque, mi-colonial, étaient accrochés des portraits à l’huile de son père en costume d’apparat. De l’encens brûlait au pied des tableaux. L’Inde, une fois de plus, mêlait ici ses senteurs sous les images de potentats moustachus de longue date convertis à l’islam.

Derrière le prince au regard noyé, je voyais le volcan s’empanacher de nuages et l’on sentait la pluie gagner sur la ville. Hidayat devait s’interroger sur son avenir et ses rêves, peut-être vains, d’accession à un trône de pacotille. In petto, je compatissais : j’ai toujours ressenti une assez grande affection pour les loosers et les inquiets. Je sais de quoi je parle.

Nous abordâmes également une affaire moins dramatique qui avait cependant « défrayé la chronique », comme disent les – mauvais – journalistes, à une époque où personne, hors de l’Asie du Sud-Est, n’aurait pu situer avec précision les Moluques sur une carte.

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Dans les années 1970, un obscur mouvement séparatiste de la « république des Moluques » avait sorti l’archipel de l’insignifiance dans laquelle il était plongé depuis la décolonisation. Le 23 mai 1977, un commando affirmant vouloir créer une « République des Moluques du Sud » (dont l’idée avait été brandie par des séparatistes locaux deux décennies plus tôt) détourna un train dans le nord des Pays-Bas. Deux otages et six attaquants perdirent la vie dans la bagarre qui s’ensuivit avec les forces antiterroristes néerlandaises. L’affaire avait duré dix-sept jours.

C’est alors que le monde entendit, pour la première fois depuis longtemps, prononcer le nom de « Moluques ». Un nom dont la sonorité un peu étrange ainsi que l’ignorance qui lui était attachée furent à l’époque attestées par le speaker de Radio Alger annonçant, le jour du détournement, qu’un « commando de mollusques » était passé à l’action en Hollande.

Mais à Ternate, située au nord des Moluques, personne n’avait été concerné par la revendication des « sudistes » de l’île méridionale d’Ambon, où avait eu la « proclamation » fictive de la « République » en 1951. Pour Hidayat, cet épisode semblait appartenir à un autre univers. « Cela ne nous a jamais directement concernés », sourit-il quand je lui rappelai cette affaire. Les Moluques avaient beau être un archipel dans l’archipel, elles formaient à elles toutes, ces îles éparpillées, une réalité fragmentaire où aucun sentiment de cohésion régionale n’existait vraiment.

L’Archipel des Ombres, un voyage en Indonésie, de Bruno Philip (Edition des Equateurs, 160 pages, 17 euros), sortie le 26 mai 2021.

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