« Ce qui est impressionnant, c’est que ce peuple s’est révélé au monde en même temps qu’il s’est révélé à lui-même »

0
63

[ad_1]

Une foule de manifestants face aux forces de l’ordre lors d’une manifestation contre l’élection présidentielle du 9 août, à Minsk, le 30 août 2020.

Après vingt-six ans à la tête de la Biélorussie, Alexandre Loukachenko a été réélu président au cours d’un scrutin frauduleux le 9 août, avec 80,23 % des voix face à Svetlana Tsikhanovskaïa, qui n’aurait remporté que 9,9 % des suffrages.

Avant même la publication des résultats officiels, les Biélorusses sont descendus dans la rue pour protester contre un dirigeant autocrate, réclamant démocratie et justice. Des dizaines de milliers de manifestants ont investi Minsk, la capitale du pays, mais aussi plusieurs villes de province. Des rassemblements réprimés dans la violence par le pouvoir. Alexandre Loukachenko cherche l’appui du Kremlin alors que l’Union européenne ne reconnaît pas sa réélection.

Notre journaliste à Moscou, Benoît Vitkine, a répondu à vos questions sur la situation en Biélorussie et ses conséquences diplomatiques.

Orion : Les manifestations en cours suffiront-elles à faire tomber le régime ?

Benoît Vitkine : C’est la question la plus difficile et la plus importante à la fois. Une forme de routine s’est installée dans ce mouvement : toute la semaine, les forces d’Alexandre Loukachenko répriment les innombrables actions organisées par l’opposition, souvent peu nombreuses. Des manifestants sont arrêtés tous les jours. On a alors l’impression que la contestation va se tarir, que le temps joue pour le régime. Et puis vient le dimanche, avec ses foules gigantesques, qui rebat les cartes. L’opposition est remotivée et la faiblesse de M. Loukachenko apparaît à nouveau au grand jour.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi En Biélorussie, l’usure du régime autoritaire

Pour l’heure, la contestation s’en tient à une stratégie non violente. Cela donne l’impression d’un blocage, d’un cul-de-sac, mais le constat est valable pour les deux camps. Alexandre Loukachenko n’a plus de prise sur son pays. Les niveaux moyens de l’administration font de la résistance passive ou attendent de voir où le vent va souffler. Et, en attendant, l’économie biélorusse s’effondre.

Le président ne peut plus compter que sur les structures de force et celles-ci ne sont pas si nombreuses. Dans les phases dures de la répression, durant la semaine du 9 août, on a vu de sérieux signes d’épuisement. Et là encore, le régime a montré ses limites : la violence dans la rue et surtout les nombreux cas de torture en détention n’ont pas intimidé les foules mais les ont au contraire galvanisées.

La logique est la même s’agissant des arrestations des meneurs – et surtout des meneuses –, dont on a déjà parlé : ce mouvement est souple, sans meneur, et ces arrestations n’ont aucun effet.

Pomme : Alexandre Loukachenko a-t-il vraiment perdu tout soutien en Biélorussie ?

On manque d’outils pour évaluer précisément l’état de l’opinion biélorusse. Il n’y a pas de sondages indépendants dans ce pays et les journalistes ne peuvent pas y travailler librement, Le Monde y compris. Il y aurait bien un instrument pratique pour mesurer la popularité du dirigeant, ce sont les élections… Mais celles-ci ont toujours été truquées sous le règne de M. Loukachenko, et lors du dernier scrutin présidentiel, le 9 août, les falsifications ont atteint une ampleur inédite. Les quelques bureaux de vote qui ont refusé les consignes des autorités et travaillé honnêtement montrent que les 80 % accordés à M. Loukachenko n’ont aucun sens, et que son opposante, Svetlana Tsikhanovskaïa, a probablement gagné.

Pour autant, le chef de l’Etat a toujours eu une base réelle de soutien. Cela n’est pas dû seulement à l’écrasement de toute opposition, mais aussi à son modèle social très protecteur, à la stabilité sans cesse mise en avant par le régime. Mais ce soutien s’est effrité. Le rejet du président chez les ouvriers, catégorie sociale qui a longtemps formé le socle de son électorat, est assez significatif.

Il reste probablement à M. Loukachenko des partisans, mais ils sont peu nombreux et surtout peu actifs, notamment parmi les personnes âgées. Chaque sortie médiatique du président est un casse-tête.

Bigot : Quel est le jeu de la Russie dans cette affaire ?

Il y a eu beaucoup d’hésitations du côté de Moscou et ce n’est pas sûr que la position russe soit définitivement arrêtée. Par principe, les dirigeants russes n’aiment pas l’idée qu’une contestation populaire vienne remettre en cause la légitimité d’un dirigeant élu, quelle que soit celle de l’élection en question. L’autre point de départ est que cette affaire est quasiment perçue à Moscou comme une affaire intérieure russe. Quand la diplomatie russe met en garde contre les « ingérences » étrangères, cela concerne les Occidentaux, pas la Russie.

Il y a malgré tout une difficulté : soutenir trop activement M. Loukachenko revient à s’aliéner une grande partie de la population biélorusse, alors même que les manifestations n’ont aucun caractère antirusse. Il y a donc eu la tentation, côté russe, de pousser M. Loukachenko à dialoguer. Avec qui et dans quel sens, ce n’est pas sûr que les Russes eux-mêmes le sachent précisément, mais c’est comme ça que l’on peut interpréter les appels russes à une « réforme constitutionnelle ».

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Révolte en Biélorussie : le dilemme de Moscou face aux incertitudes

On a toutefois l’impression que cette option est devenue minoritaire, à Moscou. Depuis une dizaine de jours, les marques de soutien à M. Loukachenko se multiplient. La plus nette est l’annonce par Vladimir Poutine de la constitution d’une « réserve » de membres des forces de l’ordre, qui interviendrait en cas de dégradation. Cela sonne plus comme une menace contre les manifestants que comme un plan de sortie de crise, mais le message est clair : malgré les désaccords permanents qui ont émaillé la relation entre les présidents Loukachenko et Poutine, ce dernier ne laissera pas tomber un allié.

On est donc dans un entre-deux, et il semble y avoir la tentation, à Moscou, d’utiliser au maximum la faiblesse actuelle de M. Loukachenko pour lui extorquer les abandons de souveraineté auxquels celui-ci se refuse depuis vingt ans. Formellement, cela revient à mettre en avant le Traité d’union de 1999 entre les deux pays, qui prévoit une intégration très poussée. M. Loukachenko est attendu en Russie à Sotchi lundi et ce sont bien ces sujets qui sont à l’ordre du jour.

Symboliquement, hier, l’ambassadeur russe à Minsk a offert au président un atlas de la Biélorussie du temps où la plupart de ses provinces appartenaient à l’empire tsariste : si M. Loukachenko veut espérer sauver sa place, il doit mettre son pays dans les mains de la Russie.

Demain : Quels sont les pouvoirs réels de l’Europe sur la situation biélorusse ?

Limités, même si, une fois n’est pas coutume, les Européens sont à peu près unis. Leurs divergences tiennent à des nuances : certains pays veulent une réaction plus forte, ce sont les voisins de la Biélorussie, baltes et polonais. La Lituanie a même reconnu Svetlana Tsikhanovskaïa comme présidente légitime.

Mais tous sont d’accord sur le principe de sanctions. Celles-ci sont seulement retardées par Chypre, qui attend une réaction aussi claire contre la Turquie. Ensuite, il faudra décider de la nature de ces sanctions et de qui elles visent.

Ces débats sont importants et les contestataires biélorusses attendent ces mesures comme une forme de soutien moral. Mais, justement, cela ne va pas beaucoup plus loin que la morale, les principes. On l’a vu cette semaine, lorsque quasiment tous les ambassadeurs européens se sont retrouvés chez l’écrivaine Svetlana Alexievitch pour empêcher son arrestation.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature, à son tour menacée par le régime en Biélorussie

A une époque, l’Union européenne a eu un poids important en Biélorussie. Alexandre Loukachenko a utilisé ses relations avec l’Ouest pour faire chanter le Kremlin, obtenir plus de liquidités ou se donner de l’air, lorsque le face-à-face avec le Kremlin a pu paraître menaçant, comme au moment de la guerre en Ukraine. Mais aujourd’hui, le président biélorusse en a fini avec ces nuances : il veut survivre et c’est à Moscou qu’il voit son salut.

Plume : L’endurance des Biélorusses est impressionnante. Qu’est-ce qui fait tenir ce peuple ?

Ce qui est impressionnant, et beau, disons-le, c’est que ce peuple s’est révélé au monde en même temps qu’il s’est révélé à lui-même. Les Biélorusses sont immensément fiers de ce qu’ils sont en train d’accomplir. C’est une nation jeune, à l’identité fragile. A travers les âges, l’Etat biélorusse a eu une existence très courte et la culture biélorusse est sous forte domination russe. Or, dans ce mouvement non violent et massif, souvent festif, c’est une identité citoyenne qui est en train de naître.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi « Pour la Biélorussie, pays plongé dans le formol, ce réveil citoyen est exceptionnel » : chronique d’une mobilisation populaire

Le constat numéro un est que la peur a cessé de fonctionner, au moins en partie. Dans la rue, ce sont les policiers qui semblent terrifiés quand leur cagoule tombe. Non qu’il y ait des menaces contre eux, mais ils semblent mesurer la réprobation dont ils font l’objet dans la société.

A l’inverse, l’arme économique reste encore valable : les grèves dans les usines, importantes après le 9 août, se sont essoufflées. Pendant que les meneurs sont menacés par le KGB (les services secrets), les participants sont eux menacés de licenciement, ou licenciés. Là encore, le pouvoir avait prévu cette option, en multipliant ces dernières années les contrats très courts, y compris dans le gigantesque secteur public, pour maintenir dépendants les ouvriers. Cela n’empêche pas ces mouvements de persister, y compris dans de petites villes industrielles ou minières, isolées, dans le centre du pays.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi En Biélorussie, la rue face à la répression et à la propagande de Loukachenko

Ensuite, l’autre explication à cette endurance est que le combat des manifestants est assez simple : il n’y a pas dans la rue plusieurs factions, ou des enjeux géopolitiques qui pourraient contribuer à la désunion. La revendication unique, hormis la fin de la répression, est l’organisation de nouvelles élections. Les 80 % accordés au président ont été reçus comme un crachat au visage. Pour beaucoup de manifestants, c’est leur dignité qui est en jeu.

[ad_2]

Source link

Have something to say? Leave a comment: