Au Mexique, les Indiens menacent de continuer d’armer leurs enfants contre les « narcos »

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Le soleil écrase le village d’Alcozacan, perdu dans les montagnes de l’Etat du Guerrero, dans le sud-ouest du Mexique. Une centaine d’hommes, fusil à la main, et de femmes, serrées dans leur voile de deuil, attendent dans un silence de plomb. Des policiers, le visage masqué, lourdement armés, débarquent dans d’énormes pick-up. Ils protègent quatre longs corbillards gris. A bord, les corps de dix musiciens massacrés, décapités et brûlés par des narcotrafiquants. Ce matin du 29 janvier, les autorités rendent à leurs familles les dépouilles des artistes assassinés, tous Indiens nahuas, tombés dans le piège d’un cartel local en revenant d’un concert. C’est le crime mafieux de trop pour les communautés indigènes, dans cette région escarpée, devenue stratégique pour la production et le trafic de drogue. Pour forcer les autorités à les protéger, ces paysans pauvres arment leurs enfants et alertent les médias.

« Position une ! Position deux ! Position trois ! », crie un garçon à peine pubère à ses dix camarades alignés sur le terrain de basket-ball d’un village voisin. A chacun de ses ordres, ces gamins de 9 à 15 ans s’agenouillent, s’allongent, puis se relèvent, sans jamais cesser de tenir en joue l’horizon. Ils défilent ensuite avec des fusils de chasse, en uniforme vert olive, foulard sur les visages. « Cela fait un an qu’on les entraîne, une fois par semaine », raconte Bernardino Sanchez Luna, dirigeant de la police communautaire de ce regroupement de petits villages nahuas. Le 29 janvier, ce petit homme, talkie-walkie à la taille qui grésille en permanence, passe une nouvelle fois en revue sa troupe d’enfants-soldats devant les caméras des journalistes, venus en nombre.

Dans le village d’Ayahualtempa, des enfants-soldats défilent devant les journalistes, venus en nombre le 27 janvier.
Dans le village d’Ayahualtempa, des enfants-soldats défilent devant les journalistes, venus en nombre le 27 janvier. JEOFFREY GUILLEMARD/HAYTHAM-REA

Les images ont vite fait le tour des médias dans un pays où les homicides battent des records. Rien qu’en 2019, année la plus meurtrière depuis vingt ans, plus de 35 000 personnes ont été tuées. « Deux jours après le massacre des musiciens, les autorités avaient promis de venir au village. On ne les a pas vues. Ça nous oblige à nous organiser nous-mêmes », poursuit M. Sanchez Luna.

Accablé par la chaleur, un des enfants s’évanouit en pleine démonstration. Les autres restent figés. Deux pères, fusil en bandoulière, se précipitent pour transporter le petit à l’ombre. « On n’aime pas voir nos enfants avec une arme, assure Juan, dont le fils aîné de 10 ans s’entraîne aujourd’hui. Mais ils nous attaquent. » Le cultivateur de courges, maïs et haricots se retient de prononcer le nom de ces derniers, Los Ardillos (les écureuils). Ce gang local de narcotrafiquants terrorise la population dans cette région rurale aux conditions climatiques idéales pour la culture du pavot, à la base de la fabrication de l’héroïne. Le Mexique est le troisième producteur mondial de pavot, après l’Afghanistan et la Birmanie. Les montagnes du Guerrero représentent, à elles seules, la moitié de la production mexicaine, la plupart destinée aux Etats-Unis – un juteux business toutefois menacé par le boum des opioïdes de synthèse, dont le Fentanyl.

Vidéo : Qu’est-ce que le fentanyl, médicament qui tue plus que l’héroïne aux Etats-Unis ?

Des corps armés légaux pour les communautés indigènes

A Alcozacan, la guerre est déclarée entre les « narcos » et les Indiens du Guerrero. Les dix musiciens tués étaient originaires de ce village pauvre aux rues poussiéreuses et aux toits de tôles. C’est l’un des seize hameaux indigènes qui forment la municipalité de José Joaquin de Herrera. Les habitants ont pris les armes pour se défendre des attaques des Ardillos. Ces communautés se sont appuyées sur leur propre police, en vertu de la loi des « us et coutumes ». Ces corps armés, légaux depuis 2011 dans l’Etat du Guerrero, sont rassemblés au sein du Conseil régional des autorités communautaires (CRAC), créé vingt-cinq ans plus tôt en respect de l’autonomie des peuples originels du Mexique. Longtemps consacrés à la gestion quotidienne des communautés, les efforts du CRAC se focalisent aujourd’hui sur le problème de la sécurité.

Les funérailles des musiciens massacrés par un cartel local, dans la région de Gerrero.
Les funérailles des musiciens massacrés par un cartel local, dans la région de Gerrero. JEOFFREY GUILLEMARD/HAYTHAM-REA

Ces enfants-soldats ne vont plus à l’école, à plus d’une heure et demie de route. « C’est trop risqué, on pourrait se faire enlever », explique Gerardo, 15 ans, dont les grands yeux noirs apparaissent entre la visière d’une casquette noire et un cache-nez rouge. C’est l’aîné du groupe. Gerardo rêve de devenir docteur. Mais il passe son temps à surveiller les quelques chèvres de sa famille et à apprendre à manier un fusil : « J’ai peur de me retrouver un jour dans un affrontement, mais penser à défendre ma famille et mon village me donne du courage. » A ses côtés, José Miguel, 11 ans, glisse avec un timbre aussi timide qu’enfantin : « J’ai déjà tiré pour de vrai. Cela m’a effrayé la première fois, mais à la deuxième, la peur est partie. »

En haut des tribunes de pierres qui surplombent le terrain, transformé en place d’armes, Dominga, trentenaire, suit de prêt l’exercice. Comme d’autres, cette mère de trois filles et de deux garçons, âgés de 5 à 17 ans, fustige l’abandon des autorités. « On subit menace sur menace, assassinat après assassinat… Un jour, ils vont tuer tout le monde », s’inquiète la jeune femme, qui vit de son petit lopin de terre. Et Bernadino Sanchez Luna d’accuser : « Le gouvernement du Guerrero est de mèche avec les groupes criminels. Sinon comment expliquer que, chaque fois qu’un des nôtres est tué, la police n’arrête personne ? » Le chef des Ardillos, Celso Ortega, n’est autre que le frère d’un ancien député local encore très influent. Au Mexique, seuls 2 % des délits sont jugés. Un taux qui passe à seulement 0,2 % dans l’Etat du Guerrero.

Des membres de la police communautaire à Ayahualtempa, le 27 janvier.
Des membres de la police communautaire à Ayahualtempa, le 27 janvier. JEOFFREY GUILLEMARD/HAYTHAM-REA

Pourtant le nouveau président de gauche, Andres Manuel Lopez Obrador, alias AMLO, entré en fonction en décembre 2018, avait promis de réduire la violence. Depuis, sa politique sécuritaire peine à porter ses fruits : AMLO ne joue plus la carte de la confrontation face aux cartels, mais plutôt celle de la prévention en s’attaquant aux causes de la violence, dont la pauvreté. Une stratégie de longue haleine. Certains spécialistes de la sécurité publique l’accusent d’avoir ouvert une brèche, augmentant la violence des cartels. Le CRAC réclame la venue du président dans le Guerrero pour faire pression sur les autorités locales, dans l’espoir de mettre fin à l’impunité des criminels.

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« Si l’Etat ne tient pas parole, on refera du bruit »

Le coup médiatique des enfants-soldats a fait mouche, en suscitant la polémique. « C’est un acte désespéré pour attirer l’attention de l’Etat », a réagi le réseau pour les droits de l’enfance au Mexique (Redim), s’alarmant que les mineurs soient pris en otage dans ce bain de sang. Selon le Redim, 35 000 enfants et adolescents sont recrutés chaque année par le crime organisé ; 460 000 mineurs ont rejoint les rangs des cartels ; plus de trois sont assassinés en moyenne par jour.

Des enfant-soldats se reposent après une présentation.
Des enfant-soldats se reposent après une présentation. JEOFFREY GUILLEMARD/HAYTHAM-REA

« C’est lamentable que des adultes irresponsables arment des jeunes », a déclaré Alfonso Durazo, ministre de la sécurité publique, appelant le CRAC à respecter les droits des mineurs. Et AMLO de monter au créneau en accusant « les groupes criminels de recruter des enfants par manque de tueurs adultes ». En face, le CRAC rejette les critiques, justifiant son initiative par l’urgence de la situation.

Pari gagné : l’organisation indigène a passé, le 11 février, un accord avec le gouvernement. Ce dernier s’est engagé à mieux sécuriser la région. En échange, les enfants-soldats des paysans de l’Etat du Guerrero doivent déposer les armes. Mais, dans la foulée, M. Sanchez Luna avertissait la presse : « Si l’Etat ne tient pas parole, on refera du bruit ! »

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