Au Cameroun, les éleveurs victimes d’une guerre des kidnappings

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Jour de marché au bétail à Ngaoundéré, capitale de l’Adamaoua, l’une des trois régions du nord du Cameroun, le 31 octobre 2019.
Jour de marché au bétail à Ngaoundéré, capitale de l’Adamaoua, l’une des trois régions du nord du Cameroun, le 31 octobre 2019. JOSIANE KOUAGHEU

Ibrahim fend la foule, esquive un troupeau de bœufs et s’arrête devant un vieil homme enveloppé dans un boubou bleu ciel élimé. S’ensuit une discussion à voix basse. Puis Ibrahim repart à la rencontre d’un autre homme. Au fil des minutes, la même scène se répète. Ce jeudi 31 octobre 2019 est jour de marché au bétail à Ngaoundéré, capitale de l’Adamaoua, l’une des trois régions du nord du Cameroun. Le jeune homme de 32 ans propose ses services d’« intermédiaire bovin » aux acheteurs et vendeurs. En contrepartie, il espère empocher une commission qui varie entre 5 000 (7,65 euros) et 10 000 francs CFA (15,25 euros). Une misère pour cet ancien éleveur qui possédait un troupeau de trente-huit bœufs et plus d’un hectare de champ d’arachides et de maïs.

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La fortune d’Ibrahim était estimée à plus de 10 millions de francs CFA (15 270 euros). Mais en 2017, des hommes armés l’ont enlevé dans son village, Lougga. Pendant plusieurs jours, il a été forcé de parcourir des kilomètres à pied en pleine forêt, épuisé et affamé. Pour payer la rançon, sa famille a vendu tout le bétail. « Dès qu’on m’a libéré, ma famille et moi sommes venus à Ngaoundéré. Depuis, je vis dans une misère terrible. Nous sommes des milliers d’éleveurs à avoir fui », se désole Ibrahim en désignant d’un large geste de la main le marché hebdomadaire.

Plus de 300 personnes enlevées

Autour de lui, les hommes sont plus nombreux que les animaux. L’Adamaoua est pourtant la principale région d’élevage bovin du pays. Mais, comme Ibrahim, de nombreux éleveurs ont vendu leurs animaux pour payer des rançons, d’autres les ont bradés par peur d’être enlevés, certains les ont même abandonnés pour fuir les preneurs d’otages.

Cette crise, moins médiatisée que le conflit en cours dans les deux régions anglophones du pays ou encore les attaques du groupe djihadiste Boko Haram dans l’Extrême-Nord, a débuté en 2013, au plus fort de la troisième guerre civile en République centrafricaine (RCA), qui partage près de 800 kilomètres de frontière avec le Cameroun. Des rebelles centrafricains et tchadiens, avec la complicité de criminels locaux, ont commencé à kidnapper des éleveurs et à réclamer de fortes rançons. Quatre des cinq départements de la région ainsi qu’une partie de la région voisine du Nord sont touchés.

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Selon divers groupements d’éleveurs, plus de 2 milliards de francs CFA (plus de 3 millions d’euros) de rançons ont été versés depuis le début de la crise. Entre 2015 et 2018, plus de 300 personnes ont été enlevées dans la région de l’Adamaoua d’après l’association des éleveurs mboscuba. Rien qu’en 2018, l’Association pour la promotion de l’élevage au Sahel et en savane (Apess) assure qu’au moins 250 Camerounais y ont été kidnappés. Des chiffres probablement sous-estimés : certaines familles ne portent pas plainte par peur des représailles. Selon l’Apess, plusieurs dizaines d’otages ont été exécutés par leurs ravisseurs ces dernières années.

« Plus de 50 % du cheptel est parti »

Au marché de bétail, de nombreux acheteurs rentrent bredouille ce jeudi. Mukaila, un éleveur de Ngaoundéré, la capitale régionale épargnée par la crise des otages, est lui aux anges. Il a vendu vingt têtes de bœufs et de vaches. « Vous voyez cette bête ?, demande-t-il joyeusement. Avant, on pouvait la vendre à 170 000 francs CFA [260 euros]. Je l’ai vendue aujourd’hui à 235 000 [360 euros]. C’est devenu cher car il n’y a pas d’animaux. »

Oumarou, un berger rencontré le 1er novembre 2019 dans un village déserté de l’Adamaoua, l’une des trois régions du nord du Cameroun.
Oumarou, un berger rencontré le 1er novembre 2019 dans un village déserté de l’Adamaoua, l’une des trois régions du nord du Cameroun. JOSIANE KOUAGHEU

« L’élevage est dans une crise très grave. Plus de 50 % du cheptel est parti », s’alarme Bobbo Bakari, secrétaire général de la Confédération nationale des éleveurs de bétail du Cameroun (Cnebcam). Celui-ci rappelle qu’avant l’apparition de ces prises d’otages, l’Adamaoua était la « plus grande région » d’élevage bovin avec plus de deux millions de têtes sur les six millions que compte le pays. « On n’a pas fait d’enquête approfondie pour déterminer combien il en reste, mais il est clair que la crise a décimé les troupeaux », avoue-t-il, assis dans son discret bureau de Ngaoundéré où défilent de nombreux éleveurs « livrés à eux-mêmes », « plongés dans l’extrême pauvreté » ou encore « traumatisés » par les enlèvements.

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Ce jour-là, un important chef traditionnel et éleveur est venu demander conseil. Kidnappé il y a quatre ans, il a dû payer 27 millions de francs CFA (41 000 euros) de rançon. Depuis sa libération, il est protégé par des soldats de l’armée camerounaise. Une sécurité qui ne parvient pas à le rassurer. « Il m’a dit qu’il se demande toujours si ses ravisseurs vont revenir. La situation est devenue intenable pour lui. Il est en train de vendre le reste de ses bœufs pour s’installer à Ngaoundéré », soupire Bobbo Bakari.

« Les autorités se moquent de nous »

Face à cette situation, le gouvernement camerounais a envoyé en 2019 une force spéciale d’une centaine d’hommes en renfort auprès des militaires, gendarmes et policiers déjà présents dans la région. Des patrouilles sillonnent les localités. Les autorités locales évoquent un « retour à la paix ». D’après une source sécuritaire, la « quasi-majorité des rebelles ont été repoussés hors des frontières camerounaises et leurs complices locaux mis aux arrêts ». Bobbo Bakari reste prudent et parle d’un « calme relatif ».

Assis à l’ombre d’un manguier, Aboubakar Abbo, le chef du village de Lapia-Didango, un petit bourg passé de 300 à une cinquantaine d’habitants depuis le début de la crise, ne décolère pas. « Les autorités qui disent que la situation s’est complètement stabilisée se moquent de nous. La semaine dernière, on a aperçu une bande armée de sept personnes vers le nord », explique le chef. « Il y a quelques jours, on a kidnappé trois éleveurs dans un arrondissement voisin », renchérit un vieil homme près de lui. A Lapia-Didango, les cours de nombreuses maisons sont envahies de hautes herbes. Les rues sont désertes. « Ceux qui ont fui ne sont plus revenus », s’attriste le chef.

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Djafarou Sadiou, secrétaire général de la branche locale de l’Apess, précise que, malgré le calme observé dans certains villages, les déplacés ne rentrent pas. D’abord par manque de moyens financiers : ayant tout abandonné ou tout vendu, ils n’ont plus rien. Ensuite par peur, alors qu’« il y a des endroits où subsistent des rebelles ». Et enfin par « manque de confiance » envers les autorités. « Il y a eu beaucoup de complicités. Au sein de la population, mais aussi des forces de l’ordre. Des commandants et gendarmes ont été complices des preneurs d’otages. Certains suspects arrêtés ont été libérés », avance Djafarou Sadiou.

« Les éleveurs n’ont plus rien »

A en croire Abbo Mohamadou, le chef traditionnel du village de Belel, l’un des épicentres de la crise, des kidnappeurs arrêtés par la population ont été libérés par l’ancien commandant de la localité. « C’est une période qui a traumatisé la population. Nous avons tous été témoins ici. Comment voulez-vous que nous ayons encore confiance ? », interroge-t-il.

Pour cet homme qui a été menacé d’enlèvement et a dû payer 700 000 francs CFA (quelque 1 000 euros) pour être « en sécurité », l’Etat doit renforcer la sécurité des frontières, se concerter avec les voisins tchadiens et centrafricains pour le « droit de poursuite des rebelles dans ces pays » et subventionner « rapidement » les milliers d’éleveurs qui vivent dans le dénuement. Si rien n’est fait, prévient Bobbo Bakari, « l’insécurité sera grandissante », aussi bien dans les villes que dans les villages. « Avant, ils avaient une activité, de quoi se nourrir et un toit où dormir. Ils n’ont plus rien », poursuit-il.

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Beaucoup craignent la radicalisation des jeunes et l’infiltration des membres de Boko Haram, car l’Adamaoua est située non loin du Tchad, du Nigeria et de l’Extrême-Nord du Cameroun, qui subissent quotidiennement les attaques du groupe terroriste. « Une éventualité à envisager sérieusement, expliquait en octobre 2019 le chercheur camerounais Aimé Raoul Sumo Tayo dans un entretien au Monde Afrique. Ce d’autant plus que de nombreux entrepreneurs du banditisme rural transfrontalier ont rejoint Boko Haram, qui offrait alors des perspectives de reconversion. »

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