un vent de liberté souffle sur la région Somali, dévastée par des années d’autoritarisme

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Les drapeaux éthiopien (en haut) et somali, à Djidjiga, en avril 2018.
Les drapeaux éthiopien (en haut) et somali, à Djidjiga, en avril 2018. Abiy Solomon / Flickr / Creative Commons

La visite guidée est pour le moins troublante. Il y a d’abord ces cages, où les détenus étaient parfois enfermés nez à nez avec une hyène ou un léopard. Puis cette cellule souterraine, où les gardes versaient des jerricans d’excréments et d’urine sur la tête des occupants. Ou encore ces abris de tôle, sous lesquels s’entassaient des prisonniers nus et affamés. Sur les murs, les surnoms sont encore gravés, comme celui de notre guide du jour, Xaaji Mataan, ancien détenu de « Jail Ogaden », l’une des plus infâmes prisons d’Ethiopie, située à Djidjiga, la capitale de l’Etat régional Somali, dans l’est du pays.

Aujourd’hui entouré par d’anciens codétenus réunis par le conseiller en communication du président par intérim de la région, qui organise la visite, Xaaji Mataan témoigne ouvertement de son calvaire, qui s’est achevé quand Jail Ogaden a fermé ses portes, en septembre 2018. « Raconter ce que nous avons subi, c’est comme une thérapie », lâche-t-il.

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Un vent de liberté souffle sur la région Somali, où la parole semble s’être libérée depuis un peu plus d’un an. L’omerta a été levée en août 2018, quand l’ancien président Abdi Mohamoud Omar, surnommé Abdi Illey, a été arrêté suite à l’intervention de l’armée fédérale après plusieurs journées de violences à Djidjiga. Accusé d’avoir sponsorisé des bandes de jeunes qui ont brûlé des églises et commis des crimes, il attend désormais son jugement. Il laisse derrière lui une région dévastée par des années d’autoritarisme.

Depuis octobre 2018, une nouvelle administration régionale, dirigée par Mustafa Muhummed Omer, un intellectuel qui a fait carrière aux Nations unies, est en place. Il est d’ailleurs l’une des victimes collatérales du puissant Abdi Illey, qui aurait ordonné l’assassinat de son frère et de son oncle. Sous son mandat (2010-2018), les proches des militants qui osaient dénoncer à voix haute cette culture de l’impunité depuis leur pays d’exil étaient emprisonnés, brutalisés et même tués.

Népotisme et corruption

Toutes les exactions semblaient permises dans le cadre de la campagne contre les rebelles du Front national de libération de l’Ogaden (ONLF), menée par les forces éthiopiennes de défense nationale et la Liyu Police, une force paramilitaire créée en 2008 par Abdi Illey quand il était chef de la sécurité régionale (2005-2010). Ce dernier était lui-même réputé proche des services de sécurité et des généraux tigréens (issus de la province septentrionale du Tigré), qui exerçaient une large influence sur la politique éthiopienne depuis la chute de la dictature militaire, en 1991.

L’arrivée du premier ministre Abiy Ahmed, en avril 2018, a changé la donne. Le dirigeant réformateur a tendu la main aux leaders de l’opposition, y compris l’ONLF, dont les représentants basés à l’étranger sont rentrés en décembre 2018 à Djidjiga. Les membres de la diaspora éthio-somali sont aussi revenus en nombre. Certains disent même aujourd’hui de la région qu’elle est la plus sûre d’Ethiopie, quand d’autres sont minées par les tensions ethniques et religieuses.

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« Quand le changement est arrivé, ce n’était pourtant pas facile, reconnaît Mustafa Muhummed Omer. J’ai hérité d’une région qui était en proie à des violations massives des droits humains, à de nombreux déplacements forcés, à une bureaucratie totalement inopérante, au règne d’une personne au détriment des institutions. Les gens étaient humiliés et terrorisés. » La société baignait dans le népotisme, le clientélisme, le clanisme et la corruption, ou plutôt « l’appropriation privée des ressources publiques ». « Le budget du gouvernement, le commerce… Abdi Illey avait le monopole sur tout », ajoute le nouveau dirigeant régional, qui accuse son prédécesseur d’avoir pillé les ressources de l’aide humanitaire dans une région très affectée par le changement climatique.

« Il contrôlait le droit de faire des affaires dans la région et favorisait ses partisans », confirme le chercheur Tobias Hagmann, professeur à l’université de Roskilde (Danemark) et spécialiste de la région. Cela concernait par exemple le commerce du khat, cette plante dont les feuilles sont mâchées pour leur effet stimulant et qui rapporte beaucoup d’argent au gouvernement. Ou encore l’eau en bouteille : seules deux entreprises étaient autorisées à en vendre et elles devaient rétribuer le président. « Il avait besoin de cet argent pour payer lespatrons militaires”, des gens de l’appareil de sécurité au niveau fédéral », poursuit M. Hagmann. Cette richesse lui permettait également d’acheter ses concurrents – militants, politiciens, « repatriés » de la diaspora – qu’il considérait comme une menace.

La chute d’Abdi Illey a mis fin à l’argent facile et, dans les rues de Djidjiga, il n’est pas rare de croiser des nostalgiques de l’ancien président qui regrettent sa « générosité ». « Avant, il y avait beaucoup d’argent, ça tournait, c’était vivant. Abdi savait faire le business, il donnait aux pauvres », explique une marchande de khat. Selon la rumeur, Abdi Illey distribuait des liasses de billets pour acheter la loyauté de ses sujets. « Vous pouviez obtenir de l’argent sans travailler, en faisant l’éloge du président, en insultant ses adversaires sur les réseaux sociaux. Nos jeunes ont perdu l’éthique du travail, déplore Mustafa Muhummed Omer. Tout le monde pense que le gouvernement est une vache à lait. »

Une justice « sélective »

La mainmise d’Abdi Illey s’étendait bien au-delà de l’économie. Il régnait en maître sur la sécurité de la région avec sa police Liyu (« spéciale », en amharique), garde prétorienne qui lui obéissait au doigt et à l’œil. Cette force redoutée de plusieurs dizaines de milliers d’hommes est, entre autres exactions, accusée d’avoir alimenté les troubles interethniques entre Oromo et Somali, qui ont entraîné le déplacement de centaines de milliers de personnes en 2017-2018.

La nouvelle administration assure l’avoir réformée, en menant pendant six mois une « évaluation rigoureuse » où les hauts commandants ont fait leur autocritique. Ceux accusés de violations des droits humains ont été renvoyés, assure le président. Des observateurs dénoncent toutefois des promotions accordées à certains policiers également coupables. Une décision « pragmatique », selon Tobias Hagmann, la priorité étant donnée à la stabilité dans cette région riche en ressources gazières mais qui possède une frontière poreuse avec la Somalie, où l’Ethiopie combat les islamistes chaabab depuis plus de dix ans. Cette force devrait désormais se concentrer sur la lutte contre la criminalité, les conflits et le terrorisme.

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Pour Abdirahman Mahdi Madey, président de l’ONLF, la nouvelle administration a du mal à « affronter le passé ». Il s’inquiète de la « justice sélective » pratiquée jusqu’à présent. « Les forces éthiopiennes de défense nationale, certaines unités de l’ONLF et des civils ont également commis des crimes », rappelle-t-il, ajoutant que la société « a besoin de guérison, pas seulement de punition ». Mais la question est épineuse : comment obtenir justice, demander des comptes, indemniser les victimes et entamer un processus de réconciliation ? « Comprendre la manière dont les autres sociétés ont géré leur passé violent pourrait être un bon point de départ pour concevoir une approche adaptée aux problèmes de notre société », estime Juweria Ali, doctorante à l’université de Westminster, à Londres. La lenteur du processus alimente toutefois les frustrations.

Mais gare à ceux qui critiquent le nouveau président, prévient Ismail Ibrahim Ali, journaliste auparavant inféodé à Abdi Illey, avant d’être jeté en prison. Il dénonce les menaces et actes d’intimidation des autorités régionales, qui refusent à ses yeux toute critique. « La peur est intacte. Si tu parles, t’es foutu ! Et tu es considéré comme Satan si tu es vu avec l’opposition », maugrée-t-il, assurant avoir été menacé après une interview de l’ancien vice-président de la région, Abdifatah Mohamud Hassan.

Il y a cinq ans, ce dernier s’était rangé dans l’opposition à Abdi Illey et avait cherché – en vain – le soutien des autorités fédérales pour le déloger du pouvoir. Aujourd’hui, il estime avoir été évincé du processus de changement et conteste la légitimité du nouveau président, d’après lui à la tête d’une administration tout aussi corrompue et clanique. Le journaliste Ismail Ibrahim Ali s’emporte : « Ils écrasent leurs adversaires pour gagner du pouvoir au lieu de se concentrer sur les besoins de notre peuple. J’ai peur pour les prochaines élections ! » Celles-ci devraient avoir lieu en mai 2020.

Sommaire de la série « Ethiopie, le pari de la paix »

La région Somali, en Ethiopie.
La région Somali, en Ethiopie. Google Maps

Située dans le sud-est de l’Ethiopie, la région Somali est la deuxième plus vaste du pays. Environ 6 % des quelque 108 millions d’Ethiopiens y vivent. De 2010 à 2018, l’Etat régional a été dirigé par le redoutable Abdi Mohamoud Omar, surnommé Abdi Illey, qui y avait instauré un climat de terreur, notamment par le biais de la police Liyu, une force paramilitaire. Toutes les exactions semblaient permises au nom de la lutte contre les rebelles du Front national de libération de l’Ogaden (ONLF). Mais l’arrivée du premier ministre fédéral Abiy Ahmed, en avril 2018, a changé la donne. Le dirigeant réformateur, qui reçoit son prix Nobel de la paix le 10 décembre à Oslo, a tendu la main à l’opposition. Quant à Abdi Illey, il a été arrêté en août 2018, accusé d’avoir fomenté des troubles régionaux.

A travers trois reportages, Le Monde Afrique raconte la parole qui se libère dans une région dévastée par des années d’autoritarisme.

Episode 1 Un vent de liberté souffle sur la région Somali, dévastée par des années d’autoritarisme

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