« Comme lors de la révolution culturelle, on assiste à un mépris de la religion et du sacré »

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Un consortium de 17 médias, dont « Le Monde », révèle les directives secrètes pour placer des pans entiers de la minorité musulmane dans des camps de rééducation. Lors d’un tchat, Brice Pedroletti, journaliste au « Monde » spécialiste de l’Asie, a répondu à vos questions.

Publié aujourd’hui à 16h32, mis à jour à 16h33

Temps de Lecture 6 min.

Manifestation de soutien aux Ouïgours, le 1er octobre à Istanbul, face au consulat chinois.
Manifestation de soutien aux Ouïgours, le 1er octobre à Istanbul, face au consulat chinois. YASIN AKGUL / AFP

Des documents du gouvernement chinois, dévoilés dimanche 24 novembre, par le Consortium international de journalistes (ICIJ), dont Le Monde fait partie, décrivent le fonctionnement des camps d’internement dans la région du Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine. Au moins un million de Ouïgours et membres d’autres minorités musulmanes y sont détenus, selon l’Organisation des Nations unies. Le système, mélange de camp militaire et de prison secrète, est sans aucun recours possible pour les détenus et leur famille. La Chine utilise le « big data » (l’analyse informatisée de ­gigantesques bases de données) pour exercer une surveillance totale et permanente de la population du Xinjiang. Dans un tchat, Brice Pedroletti, journaliste au Monde spécialiste de l’Asie, a répondu à vos questions.

Nope12 : Peut-on parler d’opération de nettoyage ethnique de la part de Pékin ? Pouvez-vous nous dire en quoi les autres ethnies musulmanes de Chine que les Ouïgours sont également ciblées par la République populaire ?

Brice Pedroletti : A ce stade, il n’y a pas d’élimination physique. Mais c’est une attaque évidente contre l’identité, la culture, les traditions ouïgoures, contre l’islam qu’ils pratiquent. Certains chercheurs, mais aussi les militants des ONG, estiment qu’on peut parler de génocide, dans le sens que c’est une attaque qui vise à détruire, en partie ou en totalité un groupe ethnique, religieux, social ou culturel. Au Xinjiang, la minorité kazakhe (1,5 million contre 11,5 millions pour les Ouïgours) est elle aussi visée très clairement. Des Kirghizes, moins nombreux, le sont aussi. C’est paradoxal : les Chinois ont eu tendance, dans la gouvernance de type colonial qu’ils pratiquent au Xinjiang, à favoriser les Kazakhs et les Kirghizes pour s’en faire des alliés contre les Ouïgours. En fait, ce qui se fait avec les camps est tellement énorme qu’ils se sont dit que les autres minorités allaient aussi en parler. Ailleurs en Chine, les Hui, originellement des Chinois han islamisés dans les siècles passés, continuent de bénéficier d’une plus grande liberté. Mais eux aussi ont vu les contraintes se resserrer, par peur d’une « contagion » du djihadisme international. Eux disent qu’ils commencent à être traités comme les Ouïgours l’étaient il y a quelques années.

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Chang Li Superposés : Les Ouigours ont-ils toujours été bridés dans leur liberté ?

B. Pe. : Oui, la répression n’a pas cessé de s‘intensifier contre les Ouïgours, après la période des années 1980, où comme partout ailleurs en Chine, le vent de liberté qui soufflait a incité les Ouïgours à s’intéresser à leur culture. Par ailleurs, ce fut le temps d’un premier renouveau religieux. Les cycles de manifestation-répression se succèdent tous les dix ans. En 1990, il y a eu un soulèvement de type islamiste à Baren, une petite localité du sud du Xinjiang, dont les auteurs ont été massacrés. En 1997, des étudiants ouïgours ont manifesté pour défendre des activités traditionnelles dans la ville de Ghulja, et la police a commis un nouveau massacre. La répression a commencé à se durcir. Les attentats contre le World Trade Center ont été un tournant : la Chine en a profité pour mener une politique antiterroriste de plus en plus indiscriminée. Les heurts interethniques de 2009 sont une autre date importante. Les années qui suivent sont une spirale de protestation-répression, avec une multiplication des incidents violents contre des symboles de l’Etat chinois et des migrants chinois Han d’un côté, et d’autre part des opérations punitives des forces spéciales chinoises. Avec Xi Jinping, et la vague d’attentats de 2013-2014, la répression a pris une autre dimension, beaucoup plus forte.

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Jib : Peut-on faire des parallèles avec l’éradication des valeurs traditionnelles lors de la révolution culturelle ?

B. Pe. : Oui il est tentant de faire des parallèles avec la révolution culturelle, et ça a un certain sens, ne serait-ce que parce que Xi Jinping semble reproduire dans ses campagnes de répression certains des excès de cette époque. Par exemple, durant la révolution culturelle, il y eut des emprisonnements à grande échelle de cadres communistes mongols, qui pour la plupart n’en ont pas réchappé. Il y a eu des centaines de milliers de morts parmi eux. Dans la foire d’empoigne de la révolution culturelle, où chacun devait prouver sa loyauté, les Han en tant que groupe ethnique s’en sont pris à un groupe ethnique plus faible. Il y a un parallèle avec les arrestations de centaines de cadres ouïgours parfois très haut placés. La guerre « contre le terrorisme » ne souffre aucune dissidence, encore moins à l’intérieur du parti. Et au Xinjiang, c’est l’émulation par le zèle. Les cadres doivent trouver des « coupables ». L’autre similarité avec la révolution culturelle, c’est le mépris de la religion et du sacré : des mosquées sont détruites au nom de la sinisation et de la domination du Parti communiste. Des imams sont emprisonnés. On fait manger du porc à des Ouïgours – l’un des témoignages des camps l’atteste.

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Yun.54 : Pouvez-vous clarifier le rôle stratégique du Xinjiang dans l’expansion géopolitique et économique la Chine ?

B. Pe. : Le Xinjiang est une pièce maîtresse du projet des « nouvelles routes de la soie ». C’est aussi un territoire très riche en hydrocarbures, en coton également. Le gouvernement chinois souhaite sécuriser le Xinjiang, le rendre prospère (mais sous contrôle étroit des Chinois han et non des autochtones), afin qu’il puisse servir de tremplin à son expansion vers l’Asie centrale. La politique de « transformation par l’éducation » comprend un volet apprentissage et travail : c’est-à-dire que les détenus les plus méritants sont envoyés travailler en usine, à des prix défiant toutes concurrence. Les délocalisations intérieures ont toujours été importantes en Chine. Cette fois, les entreprises manufacturières, notamment de textile, sont incitées à s’installer là-bas. Elles reçoivent des subventions. Tout cela sert l’économie chinoise, mise sous pression par les Etats-Unis. Ensuite, ces sociétés vont pouvoir exporter par les « routes de la soie » vers l’Asie centrale.

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William, révolté : Savez-vous pourquoi il y a un tel silence des pays de la communauté internationale, et notamment des pays musulmans comme la Turquie ? Est-ce uniquement pour des raisons économiques ?

B. Pe. : Les pays musulmans, et un grand nombre de pays du Sud se sont illustrés par le silence. Beaucoup se sont même publiquement ralliés à Pékin pour défendre à l’ONU sa politique au Xinjiang, un comble. Pékin sait très bien manier la carotte et le bâton. Il est souvent leur premier partenaire commercial. Ces pays ont besoin de la Chine. Ils ne sont pas en général très respectueux des droits de l’homme. Tant que leur propre opinion publique ne s’indigne pas, ils ne feront rien. Le cas du Kazakhstan est intéressant : de nombreux Chinois kazakhs internés dans les camps vivaient au Kazakhstan et y ont de la famille. Certains citoyens kazakhs ont aussi été internés. Tout cela a fait beaucoup de bruit au Kazakhstan. C’est un pays autoritaire, mais aussi nationaliste. Le gouvernement a évité d’attaquer frontalement Pékin, mais a laissé faire, quelque temps, la contestation. Le résultat est qu’il y a eu des libérations de Kazakhs. En outre, toute une partie de l’élite kazakhe et russophone se méfie des méthodes communistes – celles que Pékin a employées ont réveillé de mauvais souvenirs.

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Lun Xun : La divulgation de ces documents n’indique-t-elle pas que le pouvoir de Xi Jinping est plus fragile qu’on ne le pense, alors que d’aucuns estimaient qu’il était parvenu à faire le vide politique autour de lui ?

B. Pe. : Oui, c’est ce qu’il se dit. C’est l’évidence : dans le cas des fuites publiées par le New York Times il y a une semaine, ce serait un « membre de l’establishment » communiste qui a fuité les documents pour que Xi Jinping n’échappe pas à ses responsabilités. Les excès de Xi, son côté « je persiste et signe », l’hubris qu’il déploie, fait grincer des dents en Chine dans certains milieux. Il a aussi ramené le Parti communiste au centre de tout, ce qui ravive des souvenirs douloureux chez beaucoup de Chinois. Comme la contestation en Chine est devenue inexistante sous Xi Jinping, on peut concevoir que certaines personnes entreprennent d’organiser des fuites.

Nos articles sur l’enquête « China Cables »

En partenariat avec le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), Le Monde et 16 médias internationaux dévoilent en détail le fonctionnement de la répression des Ouïgours par le régime chinois. Ces informations ont été obtenues par la fuite de documents secrets de Pékin.

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