En Italie, le syndicaliste Aboubakar Soumahoro défend les forçats de la terre

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Aboubakar Soumahoro.
Aboubakar Soumahoro. DR

Rarement un homme noir n’avait atteint un tel niveau de popularité en Italie. Aboubakar Soumahoro, 39 ans, n’est ni sportif, ni artiste. Il est syndicaliste, à la tête de l’USB, l’une des organisations historiques du pays. « Nous, les pauvres, pouvons être tant de choses, mais nous ne serons jamais esclaves », assène-t-il dans son premier essai publié récemment, Umanità in rivolta (éd. Feltrinelli), vibrant plaidoyer pour les droits et la dignité des travailleurs précaires.

Aboubakar Soumahoro incarne un syndicalisme d’un genre nouveau, de proximité et connecté aux réseaux sociaux dont il se sert comme tribunes virtuelles. Ses 135 000 abonnés sur les réseaux sociaux le suivent régulièrement en vidéo, sur le terrain, au milieu des braccianti, ces ouvriers agricoles surexploités, ou dans une marche pour le climat. Ce syndicalisme 2.0, doublé d’une présence remarquée dans des émissions de grande écoute, a imposé le nom et le visage d’un homme affable sur la scène publique italienne.

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L’une de ses apparitions les plus marquantes remonte à juin 2018. Ce soir-là, sur le plateau de « Propaganda Live », talk-show populaire de La 7, vêtu d’un dashiki (large tunique colorée), le syndicaliste accuse la classe politique d’alimenter un « racisme culturel » à l’égard des migrants. Une allusion à peine voilée à Matteo Salvini qui, nommé quelques jours plus tôt ministre de l’intérieur, avait promis cyniquement « la fin de la fête » aux migrants.

« Les humains d’abord »

Moins de quarante-huit heures après cette déclaration haineuse, Soumaïla Sacko, syndicaliste malien et travailleur agricole, était abattu sur un terrain vague en Calabre alors qu’il ramassait du bois pour se construire un abri de fortune. « Cette déshumanisation du migrant, vu comme un être inférieur, est le résultat de trente ans de lois migratoires racistes », dénonce Aboubakar Soumahoro sur le plateau. Et de citer la loi Bossi-Fini – du nom de deux ministres xénophobes qui en sont à l’origine – et qui, depuis 2002, criminalise l’immigration clandestine.

La gauche en prend aussi pour son grade. Le syndicaliste l’accuse d’avoir renoncé à la défense des travailleurs précaires, qu’ils soient ramasseurs de tomates ou livreurs de repas à domicile. La diatribe fait son effet, les réseaux sociaux s’enflamment. Entre deux commentaires racistes, Aboubakar Soumahoro reçoit une flopée de messages de remerciements. La presse de gauche s’émeut elle aussi, à l’image de l’hebdomadaire L’Espresso qui affichera en « une » les deux hommes, Salvini et Soumahoro avec, en fond, cette question sans détours à ses lecteurs : « Et vous, de quel côté êtes-vous ? » L’activiste italo-ivoirien y tient depuis la rubrique Prima gli essere umani (« les humains d’abord »).

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Il est loin le temps où Aboubakar Soumahoro cirait les chaussures des élégants du Plateau, le quartier d’affaires d’Abidjan. Entre les deux séquences, il y a eu cette lettre envoyée par un cousin fraîchement installé dans les Pouilles. Aboubakar Soumahoro a alors 16 ans et des rêves d’ailleurs. L’Italie deviendra cette terre des possibles. L’adolescent se met à dévorer tout ce qui a trait à la culture de la Botte : chansons, revues de mode, Calcio…

A travail égal, salaire égal

Mais comme souvent dans les récits de ceux qui sont partis, la survie quotidienne est éludée au profit d’une belle carte postale. Le jeune homme ne découvrira la rude réalité des travailleurs agricoles qu’en débarquant à Foggia, dans les Pouilles, quatre ans plus tard. Lever aux aurores, il enchaîne le ramassage de tomates pour quelques lires. Parfois, quand il tombe sur un patron malhonnête, il ne touche rien. Il faut alors compter sur la solidarité des compagnons de galère.

Aboubakar Soumahoro défend aujourd’hui ces forçats de la terre, dont la sueur enrichit la florissante filière agricole italienne. La majorité sont italiens, mais la part des travailleurs étrangers a augmenté ces dernières années. Et pour ceux-là, les conditions de travail et de vie sont clairement plus difficiles : « Ils gagnent parfois entre 20 et 25 euros par jour pour douze heures de travail. Bien moins que les Italiens. » C’est là l’un de ses combats prioritaires : que ces hommes et ces femmes, invisibles, obtiennent, à travail égal, un salaire égal.

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Dans son essai, Aboubakar Soumahoro raconte aussi l’histoire de ces vies broyées par un travail exténuant. Car il n’est pas rare que ces ouvriers agricoles meurent sur leurs lieux de travail, résultat d’un épuisement et de conditions de vie désastreuses dans des baraquements de fortune. « Je cite leurs noms et je reviens sur leurs trajectoires personnelles pour les sauver de l’oubli. Ils font partie de l’histoire italienne » justifie-t-il.

« Le droit au bonheur pour tous »

Les conséquences intimes de cette misère quotidienne sont aussi explorées. « La précarité de ces travailleurs n’est pas seulement économique. Elle est aussi existentielle. Leur présent est incertain et le néant pèse sur leur futur » explique-t-il. Un « esclavage moderne » dont il impute la responsabilité à la grande distribution qui, avide de marges, contraint les producteurs à abaisser toujours plus les coûts de production. Avec, en bout de chaîne, un ouvrier agricole sacrifié. « C’est d’autant plus inadmissible que la filière agricole se porte bien. Elle pèse 132 milliards d’euros, soit 8 % du PIB national », fulmine Aboubakar Soumahoro. Autre coupable, selon lui, le consommateur : « Quand des tomates et des clémentines arrivent sur votre table, demandez-vous dans quelles conditions ces fruits ont été cultivés et à quel prix. »

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Donneur de leçons aux ambitions politiques cachées ou humaniste sincère ? La croisade d’Aboubakar Soumahoro en agace certains. A ceux qui espéraient le voir se lancer dans la course aux dernières élections européennes, il répond préférer lutter sur le terrain pour « le droit au bonheur pour tous » – le sous-titre de son essai.

Reste que cet orateur posé et charismatique – certains Italiens s’émeuvent de sa pratique parfaite de la langue de Dante – a su habilement se placer dans les pas d’une figure antifasciste historique : Giuseppe Di Vittorio. Le père du syndicalisme italien (1892-1957), grand pourfendeur des entreprises monopolistiques, est cité avec obséquiosité à chaque interview. Une manière de s’inscrire dans l’histoire des luttes sociales italiennes et de rassurer un pays où les Noirs – malgré une forte présence – sont absents des postes à responsabilité.

Les « damnés de la mondialisation »

Par la forme qu’a pris son activisme, Aboubakar Soumahoro relance également la question de l’intersection entre « race » (au sens de construction sociale) et « classe » dans le monde agricole italien. Le meurtre de Soumaïla Sacko rappelle à cet égard la double peine dont sont victimes les ouvriers agricoles d’origine étrangère : être au plus bas de l’échelle sociale et être rattaché à la catégorie du migrant. « Cette catégorisation permet d’exclure ces travailleurs du champ de lutte des syndicats. Ces derniers aussi ont encore trop souvent une vision racialisée de la division du travail. Car derrière ces ouvriers précaires, ils ne perçoivent que des “migrantset non pas des travailleurs dont il faut défendre les droits », explique-t-il.

Inspiré par le mouvement antiraciste américain Black Lives Matter (« les vies des Noirs comptent ») et le collectif français contre les violences policières Vérité et justice pour Adama, Aboubakar Soumahoro est à la tête du mouvement qui réclame « justice pour Soumaïla ». Son syndicat, l’USB, s’est d’ailleurs constitué partie civile dans le procès en cours.

L’engagement d’Aboubakar Soumahoroo établit ainsi une jonction rare en Italie entre antiracisme et syndicalisme. Pourtant, l’un des premiers crimes racistes répertoriés dans le pays remonte à 1989. Un soir d’août, Jerry Essan Masslo, un Sud-Africain réfugié en Italie pendant l’apartheid, est abattu par des cambrioleurs. Il vivotait dans un baraquement de fortune avec d’autres ouvriers agricoles africains. Sa mort avait un temps fait bouger les lignes en lançant un vaste débat sur le statut de réfugié. Puis, plus rien. « Depuis trente ans, les politiques migratoires italiennes mais aussi européennes ne sont basées que sur trois paradigmes : l’utilitarisme économique, l’association migrant-insécurité et la distinction entre le bon migrant, réfugié, et le mauvais, le migrant économique », regrette Aboubakar Soumahoro.

Lecteur assidu de Pierre Bourdieu, de Cheikh Anta Diop et d’Achille Mbembe, ce diplômé en sociologie rêve d’une Italie pacifiée où les « damnés de la mondialisation » feraient front commun. Ces exclus de la croissance, de l’ouvrier agricole à l’aide à domicile en passant par le journaliste pigiste, ont tous en commun selon lui d’être « broyés sous un rouleau compresseur qui bafoue leur dignité et réduit leurs droits ». Une réponse à ceux qui l’accusent de ne défendre que les travailleurs étrangers. « Il ne s’agit pas d’une guerre entre pauvres, mais d’une lutte contre les inégalités sociales. Quand un travailleur d’origine étrangère est deux fois moins payé qu’un Italien, un jour ou l’autre l’Italien verra son salaire tiré vers le bas. » Aboubacar Soumahoro rappelle que l’Italie connaît actuellement une émigration massive de sa jeunesse… Elle aussi en quête d’une vie meilleure.

Umanità in rivolta, d’Aboubakar Soumahoro, éditions Feltrinelli (non traduit), 126 pages, 13 euros.

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