« Au Cameroun, on constate une sophistication tactique de Boko Haram »

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Des membres du Bataillon d’intervention rapide (BIR) patrouillent près de Mosogo, dans le nord du Cameroun, le 21 mars 2019.
Des membres du Bataillon d’intervention rapide (BIR) patrouillent près de Mosogo, dans le nord du Cameroun, le 21 mars 2019. REINNIER KAZE / AFP

Contrairement à ce qu’avait déclaré en 2016 le président nigérian, Muhammadu Buhari, Boko Haram n’est pas « techniquement défait » et résiste aux armées des pays du bassin du lac Tchad (Niger, Nigeria, Cameroun, Tchad) coalisées au sein de la Force multinationale mixte (FMM). Huit ans après sa création, la secte islamiste est devenue, en 2010, un groupe djihadiste armé qui, jusqu’à ce jour, sème la terreur dans une région économiquement dévastée où 2,5 millions d’habitants ont été contraints de se déplacer pour survivre.

Dans son dernier message audio rendu public en octobre, Abubakar Shekau rappelle sa volonté de combattre l’Etat central et l’Etat de Borno, dont la capitale est Maiduguri. « Pour nous, la démocratie est un acte d’infidélité envers Dieu », dit Shekau, qui dirige l’une des deux branches de Boko Haram. L’autre, dirigée par Abou Mosab al-Barnawi, a prêté allégeance à l’Etat islamique (EI) et s’est établie notamment sur les îles et les rives du lac Tchad.

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Chercheur en défense et sécurité, actuellement hôte académique à l’Institut d’études politiques de Lausanne, en Suisse, Aimé Raoul Sumo Tayo se rend régulièrement dans le nord du Cameroun, à la rencontre des soldats, administrateurs, chefs traditionnels et habitants. Pour Le Monde Afrique, il analyse les mutations de Boko Haram, avec une perspective camerounaise.

Après une période d’accalmie, les attaques de Boko Haram ont repris dans l’extrême-nord du Cameroun. Comment expliquez-vous ce regain d’activité du groupe djihadiste, que certains responsables politiques et sécuritaires ont plusieurs fois déclaré vaincu ?

Le triomphalisme des hommes politiques et de certains analystes découlait d’une mauvaise appréciation de la situation sur le terrain et, surtout, d’une conception totalement dépassée de la notion de victoire dans un contexte de guerre asymétrique. Par naïveté, certains ont cru que la destruction des capacités matérielles de ce groupe conduirait à la fin de l’insurrection.

Or il est clair aujourd’hui que l’approche purement militaire ne peut pas venir à bout de ce groupe. D’autant qu’elle ne s’accompagne pas d’objectifs clairs et pâtit d’une certaine méconnaissance du territoire, renforcée par un manque patent d’infrastructures. A commencer par les routes, dont l’état déliquescent rallonge considérablement les délais d’intervention et affecte le système d’appui mutuel des unités déployées sur le terrain.

Ce dont savent tirer profit les combattants de Boko Haram, qui s’adaptent aux contraintes du territoire où ils opèrent. Par exemple, durant la saison des pluies, on se rend compte qu’ils se déplacent aisément à vélo ou à cheval. Les statistiques des attaques pour cette saison laissent présager une situation extrêmement dégradée. Boko Haram contrôle entièrement la partie nigériane contiguë aux îles camerounaises du lac Tchad, où le groupe a mis en place des structures proto-étatiques.

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En juin, au moins seize militaires ont été tués sur l’île camerounaise de Darak, dans le lac Tchad, soit l’une des offensives les plus meurtrières enregistrées par l’armée camerounaise. Depuis, des attaques ont lieu de manière régulière dans la région. Pourquoi l’armée et le Bataillon d’intervention rapide (BIR), son unité d’élite, ne parviennent-ils pas à l’emporter ?

D’abord, il faut noter que Darak ne fait pas partie de la zone de responsabilité de l’opération « Alpha » que conduit le BIR. Cet espace est pourtant devenu, au cours de ces dernières années, le sanctuaire de la secte. De très nombreux combattants ont quitté les monts Mandara pour s’installer sur le lac Tchad. Cet espace s’avère être le ventre mou de la défense du territoire camerounais contre Boko Haram.

Les difficultés de l’armée camerounaise tiennent au fait que les insurgés bénéficient du soutien des populations locales, dont les membres sont majoritairement illettrés, donc facilement manipulables, et s’illustrent par des manifestations de rejet de l’Etat. Ces difficultés sont d’autant plus grandes que la branche de Boko Haram installée sur le lac Tchad s’est assuré le contrôle et la viabilité économique de cet espace, ce qui décuple sa capacité de résilience.

Enfin, selon des sources concordantes, la faction de Boko Haram qui a fait allégeance à l’EI aurait reçu des financements importants. Des recoupements sur le terrain ont permis par exemple de constater une certaine surliquidité des devises à Kousséri [ville camerounaise frontalière avec le Tchad]. Ce qui provoque une inflation galopante qui n’est pas due uniquement à la forte présence des humanitaires dans cette zone.

Avant l’entrée en guerre du Cameroun contre Boko Haram, en 2014, l’Extrême-Nord était plus une zone de repli et de repos, voire de logistique, qu’une zone d’opération pour Boko Haram. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Des actions multiformes de l’armée camerounaise ont permis de bloquer certains circuits de ravitaillement de la secte, qui transitaient pratiquement tous sur son territoire. Toutefois, dans un contexte local marqué par la baisse des recettes touristiques et la morosité économique née de la fermeture de la frontière, les besoins logistiques de Boko Haram apparaissent comme une bouée de secours pour certains opérateurs économiques locaux. De nombreux commerçants connus et ayant de bons rapports avec les autorités administratives et policières se sont ainsi reconvertis dans le ravitaillement de Boko Haram.

Ces derniers temps, des filières d’achat de sel et d’acide pour la fabrication des engins explosifs ont été découvertes, de même que des circuits de ravitaillement en téléphones satellitaires orchestrés par des personnes en apparence insoupçonnables. Dans une logique de survie, de nombreuses femmes prêtent main-forte à cette logistique, notamment pour les denrées alimentaires et l’acheminement de médicaments.

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Vous parcourez régulièrement les zones attaquées par Boko Haram. Quelles sont les dynamiques et les mutations observées ?

Sur le terrain, on constate une sophistication tactique des insurgés. Ce que j’explique, entre autres, par les échanges d’expériences entre combattants ayant opéré sur d’autres théâtres. Ayant pris conscience que la force militaire brute à elle seule ne pourrait pas venir à bout de l’insurrection, le BIR et la FMM ont mis en œuvre des actions d’influence qui, dans le contexte camerounais, consistent en la distribution de vivres aux populations, la construction d’infrastructures, la diffusion des tracts et les « causeries morales », par exemple. Le but de ces opérations est d’agir sur le domaine immatériel, sur les perceptions, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler « la bataille du cœur et des esprits ».

L’année dernière, une vidéo montrant des soldats camerounais tirant à bout portant sur des femmes et des enfants a choqué le monde entier…

Le type de guerre que mène le Cameroun à Boko Haram est d’abord un choc de légitimité, avant d’être un duel de capacités. L’image de soldats camerounais assassinant froidement un bébé et sa maman montre qu’à un moment, les forces de sécurité se sont alignées sur la violence des terroristes. Cela aurait pu saper la légitimité de l’armée camerounaise, qui est soumise à un devoir d’exemplarité. Mais au nom de la guerre contre le terrorisme, certaines pratiques extrêmes ont été tolérées.

La gestion de cet incident a donné la fausse impression qu’on avait affaire à des actes commis sur ordre. Les doctrines et pratiques contre-insurrectionnelles recommandent pourtant une maîtrise de la violence et un usage minimal de la force. Le procès de ces militaires pourris est la preuve que les autorités camerounaises semblent avoir compris la nécessité de porter une attention particulière à ce type d’incident.

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Les attaques de Boko Haram se sont limitées à ce jour à l’Extrême-Nord. Mais ces dernières années, des kidnappings de Camerounais ont été attribués aux rebelles centrafricains et tchadiens, avec la complicité de criminels locaux sévissant dans les régions frontalières du Nord et de l’Adamaoua. Peut-on craindre que des membres de Boko Haram s’y infiltrent ?

C’est une éventualité qu’il faut sérieusement envisager. Et ce d’autant plus que de nombreux entrepreneurs du banditisme rural transfrontalier ont rejoint Boko Haram, qui offrait alors des perspectives de reconversion. En cas de baisse de rentabilité de ce choix, ces spécialistes de la gâchette pourraient tirer profit de la configuration physique et socio-anthropologique des espaces frontaliers pour mener leurs activités dans les régions du Nord et de l’Adamaoua.

En août 2018, des informations faisaient état de la mort de Mamman Nour, qui représentait la branche la moins radicale de la secte. Son décès a-t-il eu un impact sur le groupe ?

Des informations contradictoires circulent au sujet de sa mort. Certains parlent d’un décès à la suite de luttes intestines. D’autres évoquent une opération militaire dans sa base. Concernant l’impact de sa disparition, c’est difficile à mesurer, car d’autres acteurs sont pratiquement sur la même longueur d’ondes que lui, c’est-à-dire une rupture vis-à-vis de l’approche brutale d’Abubakar Shekau.

Que faire, donc, pour éradiquer Boko Haram ?

Maintenir un outil militaire crédible, renforcer la coopération sécuritaire régionale, mettre en œuvre une stratégie intégrale, avec des volets militaires et non militaires… En fait, il faut mettre en œuvre la véritable déradicalisation. Ce qui consiste à lutter contre les mécanismes qui, à des degrés divers, fabriquent la radicalité. Une telle démarche passe en premier lieu par la réforme de la gouvernance, avec notamment une bonne distribution des ressources et un fonctionnement optimal des mécanismes de la représentation politique, car à bien des égards, l’insurrection de Boko Haram est révélatrice de l’échec des politiques.

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