dans l’enfer des « shégués », les enfants des rues de Kinshasa

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Des « shégués », enfants des rues, à Kinshasa en septembre 2019.
Des « shégués », enfants des rues, à Kinshasa en septembre 2019. OLIVIER PAPEGNIES / COLLECTIF HUMA

L’air est irrespirable, saturé de poussières et de gaz d’échappement. Il est 19 heures et les rues de Kinshasa sont encore encombrées de milliers de voitures cabossées, de minibus défoncés. Une dizaine de gamins se frayent un chemin au milieu de la circulation et s’agrippent à l’arrière des véhicules. On les appelle les « shégués ». La vie de ces enfants de tout âge est violente, aussi sombre que la nuit épaisse qui tombe sur Super Lemba, l’un des nombreux quartiers chauds de la capitale congolaise.

« Les Yankees [surnom donné aux plus âgés] nous violent, raconte Deborah*, âgée de 14 ans. Ensuite, ils nous tapent, nous prennent notre argent et nos affaires. Pour survivre, je dois me prostituer. » Benji* a 10 ans. Cela fait déjà trois années qu’il survit autour du carrefour de Super Lemba. « On dort sur le rond-point, précise-t-il. La vie est dure ici. J’ai faim et j’ai mal, mais je ne peux pas rentrer chez moi car mon père veut me tuer. »

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Chaque soir, le Réseau des éducateurs des enfants et jeunes de la rue (Rejeer), une plate-forme congolaise qui regroupe une centaine d’ONG travaillant pour la protection des jeunes et dont Médecins du monde (MDM) est partenaire (prise en charge des victimes, plaidoyer auprès des institutions, prévention…), organise des maraudes dans les quartiers où se regroupent les shégués. A l’intérieur de l’ambulance, protégés des dangers de la nuit, les gamins reçoivent quelques soins.

Quasiment autant de garçons que de filles

« Nous donnons des comprimés pour la fièvre ou arrêter des diarrhées, explique John, infirmier depuis onze ans. On désinfecte aussi leurs nombreuses plaies. » Les enfants profitent souvent de ces moments d’intimité pour se confier. « Les récits sont insoutenables, mais il faut rester fort et ne pas s’apitoyer, explique Désiré Dila, éducateur. Ma vocation est d’aider ces gamins et de leur trouver des solutions. »

Les shégués, qui ont fait l’objet de nombreuses études sociologiques, sont depuis plusieurs décennies la conséquence d’un enlisement. Celui de la République démocratique du Congo (RDC) dans une succession de crises économiques et de violents conflits liés à son sous-sol gorgé de richesses (or, cuivre, cobalt, diamants, coltan, cassitérite…). A Kinshasa, où s’entassent dans des conditions souvent rudes près de 11 millions d’habitants, le nombre de shégués serait supérieur à 20 000, avec une proportion de garçons (54 %) et de filles (46 %) quasiment équivalente.

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« Chaque enfant a sa propre histoire, explique le docteur Patrick Lunzayiladio Lusala, coordinateur médical de MDM. Certains se retrouvent à la rue parce qu’ils sont orphelins, d’autres parce qu’ils sont dans une famille recomposée et qu’on ne veut plus d’eux. Il y a aussi tous ceux qui sont une charge économique trop lourde pour leurs parents. »

Beaucoup « prennent la rue » à cause des mouvements évangélistes ou des églises du réveil qui les accusent de sorcellerie. « Le pasteur disait que j’étais un sorcier parce que je me comportais mal avec ma maman, raconte Philippe*, 14 ans. Elle a fini par me jeter dehors. » « Dès qu’il se passait quelque chose de mal à la maison, on disait que c’était de ma faute et on me tabassait, se souvient Eric*. C’est pour cela que je suis parti. »

Des « shégués » lors d’une maraude nocturne avec Médecins du monde dans les rues de Kinshasa, en septembre 2019.
Des « shégués » lors d’une maraude nocturne avec Médecins du monde dans les rues de Kinshasa, en septembre 2019. OLIVIER PAPEGNIES / COLLECTIF HUMA

« La prégnance du magico-religieux permet d’une part d’éviter les malheurs, d’autre part de rationaliser ces malheurs lorsqu’ils surviennent, peut-on lire dans la revue Mondes en développement (2009) dans un article intitulé “Enfants sorciers à Kinshasa et développement des Eglises du réveil. Le système magico-religieux, reposant fondamentalement sur l’incertitude, permet de trouver systématiquement une explication a posteriori. Or ce sont souvent les plus vulnérables qui sont désignés comme coupables du malheur subi et en premier lieu les enfants. »

La rue a ses codes, ses lois. Pendant des jours voire des semaines, les Yankees martyrisent les nouveaux venus « afin de les endurcir ». C’est un rite de passage, « le baptême », comme ils disent. « Ils les sodomisent et leur tailladent le corps avec des lames de rasoir avant d’uriner dessus », raconte l’infirmier. Les rues de Kinshasa ont aussi leur langage. L’origine du terme shégué, que les jeunes n’utilisent pas entre eux, est incertaine. Elle serait une abréviation de Che Guevara, en hommage au révolutionnaire cubain. Le mot viendrait plus probablement du haoussa, une langue souvent parlée par les commerçants venus d’Afrique de l’Ouest et qui signifie « bâtard ».

Lourdes séquelles psychologiques

Entre eux, les enfants ne disent pas qu’ils appartiennent à un groupe ou une bande, mais à une écurie. Elle se compose généralement d’une dizaine de membres. Ils survivent grâce à la mendicité, de petits larcins et, pour les filles, avec l’argent de la prostitution si elles ne sont pas rackettées. « Pour tenir dans cet enfer, les enfants fument du chanvre ou prennent du 36 oiseaux [de la poudre de tabac appelée aussi Tumbaco]. Ils sniffent de la colle et boivent du lotoko, un alcool artisanal », explique Patrick Lunzayiladio Lusala. Ces dépendances, ajoutées à la violence des chocs traumatiques, peuvent laisser de lourdes séquelles psychologiques. « Il arrive que, pendant plusieurs jours, des enfants deviennent muets ou ne s’expriment que par des cris », indique Désiré Dila.

« Aimant et rejetant la rue à la fois, les shégués revendiquent des attributs singuliers et s’emploient à acquérir des bons comportements de rue en grande partie fondés sur la violence, tout en n’aspirant qu’à quitter ce mode de vie pour acquérir un toit », indique une étude sur les shégués parue dans la revue Politique africaine en 2013.

En 2018, plus de 4 100 enfants ont été pris en charge par le Reejer sous la forme d’une assistance alimentaire, scolaire, de l’accompagnement dans le processus de réinsertion ou la formation professionnelle. « L’ambulance qui accompagne les maraudes permet d’entrer en contact avec les jeunes, de les soigner et de les sensibiliser aux dangers de la rue, assure Frère Leon, directeur de l’Œuvre de suivi, d’éducation et de protection des enfants en situation de rue (Oseper), une structure de la commune de Matete qui héberge soixante-quinze enfants. Ceux qui veulent quitter la rue peuvent nous rejoindre quand ils veulent car notre centre est ouvert 24 heures sur 24. »

Des anciens « shégués » dans le centre de réinsertion Oseper, à Kinshasa, en septembre 2019.
Des anciens « shégués » dans le centre de réinsertion Oseper, à Kinshasa, en septembre 2019. OLIVIER PAPEGNIES / COLLECTIF HUMA

Quand cela est envisageable, des éducateurs contactent ensuite la famille. Puis ils étudient si l’enfant peut être réintégré dans son foyer. Dans le cas contraire, l’ancien shégué va rester au centre et suivre une formation. Albert* avait 5 ans lorsqu’il a été kidnappé par les rebelles d’un groupe armé sur le chemin de son école. Il vivait alors dans la province du Kasaï, à plus de 800 kilomètres de Kinshasa. Jeté au fond d’un camion, le garçon, âgé aujourd’hui de 14 ans, a été battu et contraint à voler dans les rues de la capitale.

« Mais je ne voulais plus le faire, alors je me suis échappé, raconte t-il, en essuyant ses yeux. Je repérais les véhicules en panne et la nuit je dormais à l’intérieur. Je vivais de la mendicité dans une écurie très forte… J’ai entendu parler du centre et je suis venu. Ça fait trois ans que je suis ici et je me sens bien. » Ses parents ? « Je rêve parfois de ma mère mais j’ignore si elle est encore en vie », précise-t-il.

Des rêves plein la tête

Les shégués, qui ne sortent pas de la rue avant l’âge de 15 ou 16 ans, rejoignent parfois les Kulunas, ces gangs ultraviolents qui depuis une quinzaine d’années dictent leur loi à coups de machette dans plusieurs quartiers de la capitale. Ceux qui réintègrent leur famille ou restent dans les centres de réinsertion gardent une chance de se forger un avenir. A l’Oseper, les gamins ont des rêves plein la tête. Si Albert souhaite ouvrir une boulangerie, Laurent*, 14 ans aussi, ne jure que par la mécanique.

Feu Papa Wemba a rendu hommage aux enfants de la rue, à leur énergie et à leurs espoirs. « Shégué chance eloko pamba » entonnait le roi de la rumba congolaise dans Kaokokokorobo, un tube des années 1990. En lingala, il chantait la bonne fortune qui peut survenir à chaque instant à ces gamins qui ne possèdent rien. Quelques shégués sont devenus célèbres. En 2009, Randi, percussionniste au sein du Staff Benda Bilili, un orchestre kinois de musiciens handicapés, a fait une tournée mondiale avec un premier album bien chaloupé qui s’intitulait Très, très fort.

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L’ancienne shégué la plus connue est Rachel Mwanza. Accusée de sorcellerie, elle a été jetée dans la rue à coups de pierre par sa grand-mère lorsqu’elle avait 11 ans. Repérée en 2010 par une équipe belge, elle a tourné dans le film Kinshasa Kids, puis a été sélectionnée parmi des centaines de filles pour interpréter magnifiquement le personnage de Komona, une enfant-soldat, dans Rebelle (2012).

Pour ce rôle, Rachel Mwanza a obtenu diverses récompenses dans des festivals internationaux, dont l’Ours d’argent de la meilleure actrice au Festival de Berlin. Elle a également participé à la cérémonie des Oscars à Hollywood. Rachel Mwanza a été shégué pendant quatre ans. Dans la fureur des rues de Kinshasa, elle rêvait chaque soir de retourner à l’école et de devenir actrice.

* Tous les prénoms des shégués ont été modifiés.

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