aux origines de la passion biélorusse pour les tanks

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Oubliez Bambi, Pikachu et Pat’Patrouille. En Biélorussie, le comble du mignon, ce sont les chars d’assaut. C’est du moins l’impression qui se dégageait dimanche 14 septembre dans le parc Viktoria de la capitale, Minsk, où l’éditeur du jeu vidéo World of Tanks organisait la « Wargaming Fest », sa fête annuelle des véhicules blindés.

Le temps d’un après-midi, il n’y avait que le ciel pour être gris. Sur un coin de la pelouse, des bambins soulevés par leurs parents escaladent une voiture blindée planquée d’un drapeau rose fluo. Des parodies de panneaux de signalisation alertent sur les dangers liés aux tanks mal garés. Dans les allées, les sourires paradent. Des adolescents posent tout triomphant devant des affiches de modèles d’époque, quand d’autres passants promènent un char d’assaut gonflable comme s’il s’agissait d’une barbe à papa. La Biélorussie est la plus vieille dictature d’Europe, et ici, les blindés paraissent « kawaii », pardon, « каваий ».

A la Wargaming Fest, les participants se promènent avec un tank gonflable, comme s’il s’agissait d’un héros de dessin animé.
A la Wargaming Fest, les participants se promènent avec un tank gonflable, comme s’il s’agissait d’un héros de dessin animé. William Audureau / Le Monde

« On aime leur force, leur design, leur histoire… c’est un tout », explique Anton, venu avec ses amis Natallya et Anatoli. « On est venu avec mon fils, parce qu’on joue à World of Tanks depuis 6 ans. Et puis c’est une société biélorusse », se félicite Pavel, 44 ans, programmeur accompagné de sa progéniture. Dizanis, 27 ans, joue « cinq à six fois par semaine », raconte-t-il fièrement. Son attachement aux tanks ? « Ici, et dans tous les pays alentours, la seconde guerre mondiale reste omniprésente. »

Un héritage de 1941-1944

Pour comprendre cette fascination biélorusse pour les blindés, il faut en effet remonter le temps de soixante-quinze ans. Et pour cela, faire un détour de quelques dizaines de mètres au Musée d’histoire de la Grande guerre nationale de Biélorussie, qui jouxte l’entrée du parc Viktoria.

Dans un cadre majestueux, véhicules, armes, photographies et reconstitutions d’époque rejouent la seconde guerre mondiale, mais vue côté soviétique. Ici, le conflit est connu sous le nom de « Grande guerre patriotique », une appellation héritée de Staline. Dans les allées, les guides sont en costume de soldats, tandis que des préadolescents se font prendre en photo par leur mère avec une réplique d’arme de guerre à la main.

Pour l’ancienne Ruthénie blanche, intégrée à l’URSS en 1922 et située en plein passage des tanks allemands en route pour Moscou, le conflit fut pourtant un massacre sans pareil : 209 villes détruites sur 270, dont Minsk ; 700 villages brûlés ; la forte minorité juive exterminée, et un quart de sa population d’ensemble tuée. Rapporté à sa population de dix mille âmes, la République socialiste soviétique de Biélorussie fut le pays le plus touché par la seconde guerre mondiale. Il lui faudra trois décennies pour se reconstruire.

L’entrée du Musée d’histoire de la Grande guerre nationale, et son petit train multicolore pour enfants.
L’entrée du Musée d’histoire de la Grande guerre nationale, et son petit train multicolore pour enfants. W.A.
Diorama de la prise de Minsk, en juin 1941, au Musée d’histoire de la Grande guerre nationale.
Diorama de la prise de Minsk, en juin 1941, au Musée d’histoire de la Grande guerre nationale. W.A.

Cette guerre est pour la Biélorussie une plaie béante, au creux de laquelle bat le pouls de son identité nationale. « Je crois qu’il n’y a pas eu la moindre famille en Biélorussie qui n’ait été touchée par la guerre », avance Ilya Yanovich, du studio de jeu vidéo minskois Weappy. Le conflit joue désormais un rôle majeur dans l’imaginaire collectif. « Le travail très minutieux des autorités soviétiques a permis de sélectionner cet événement, et surtout la victoire, comme fondement de la grande fierté nationale », explique Anna Zadora, enseignante-chercheuse à l’université de Strasbourg, spécialiste de la Biélorussie.

A l’image du gigantisme du dôme du musée, qui célèbre en grande pompe la victoire finale des forces soviétiques contre l’Allemagne nazie. « Les soldats étaient fiers d’être l’épicentre du combat contre le Mal », ânonne Tatyana Troynihiy, guide du musée, qui évoque à plusieurs reprises « l’héroïsme des soldats ». « C’est une approche très binaire, très digeste. Il y a le noir et le blanc, le mal et le bien », observe Anna Zadora, à propos de l’historiographie biélorusse. On cherchera en vain des mentions de la responsabilité soviétique dans le déclenchement du conflit, ou la moindre mention de la collaboration biélorusse avec l’occupant nazi.

Les chars d’assaut, symboles de la victoire

A la place, un objet est devenu le totem de la fierté nationale : le char d’assaut. La première bataille remportée par les forces soviétiques sur les forces allemandes – qui a eu lieu à Koursk – « était une bataille de tanks », souligne Ilya Yanovich. « Selon des historiens, les Russes ont réussi à défendre leurs villes grâce à leurs chars, et leur artillerie était proche de la perfection », se félicite la guide du musée, Tatyana Troynihiy, reprenant à son compte plusieurs décennies de propagande soviétique.

Soixante-dix ans plus tard, ceux-ci sont restés centraux dans l’imaginaire biélorusse, bien aidés par le travail de mémoire des officiels soviétique. Depuis l’armistice, le char d’assaut est partout, dans les parades le 9 mai, jour de commémoration de l’entrée dans Berlin, sur les places de villages, dans les livres d’histoire.

Dans la boutique de souvenirs, Irina pose fièrement avec une reconstitution en poste du T34/45, un char soviétique qu’a conduit son grand-père.
Dans la boutique de souvenirs, Irina pose fièrement avec une reconstitution en poste du T34/45, un char soviétique qu’a conduit son grand-père. W.A.

« Le tank soviétique est le symbole de la force, de la résistance, décrypte Anna Zadora. Il a une place importante dans les défilés militaires, il montre que l’industrie militaire continue à travailler, et c’est aussi une démonstration de force envers l’Occident, bien sûr. » C’était vrai durant la guerre froide, et ça l’est encore aujourd’hui. Récemment, trois films russes ont encore mis en avant cet héritage, Tanks for Staline (2018), Indestructible (2018) et T-34 (2019).

La Biélorussie a fait sienne cette tankophilie, dès son indépendance, en 1991, en organisant chaque second week-end de septembre sa journée des chars d’assauts. Une manière de « souligner les liens fraternels avec les autres pays soviétiques », explique Anna Zadora, alors que Biélorussie et Russie sont liées par l’Etat de l’Union, une union supranationale.

Fétichisme vidéoludique

Cet événement a fusionné il y a deux ans avec la Wargaming Fest, dans un mariage de raison, entre commémoration et velléités commerciales, sans que jamais l’historiographie soviétique ne soit remise en question. « Il y a un discours dominant qui a été martelé pendant des générations, on ne peut pas y échapper », excuse Anna Zadora.

La société Wargaming, aujourd’hui plus grand éditeur de jeu vidéo du pays, et fierté des joueurs biélorusses, a su surfer sur cette tankophilie. Cela lui a pris un certain temps. Ses premières productions, cantonnées à un succès confidentiel, lorgnaient davantage du côté de la science-fiction. Jusqu’à ce qu’un de ses employés suggère à Victor Kislyi, le fondateur de l’entreprise, de créer un jeu consacré aux chars d’assauts. Bingo.

Et quel succès. World of Tanks compte en 2019 plus de 150 millions de joueurs inscrits, et l’entreprise vingt bureaux dans le monde, pour 4 500 salariés. Elle a même un avion de la compagnie biélorusse Belavia à ses couleurs. Si la France est son cinquième plus grand marché en Europe, le cœur de sa clientèle se situe surtout dans la sphère soviétique, essentiellement en Russie, en Pologne, en Ukraine et en Biélorussie.

Ilya et Dizanis posent devant un stand à la Wargaming Fest.
Ilya et Dizanis posent devant un stand à la Wargaming Fest.

Depuis bientôt dix ans, l’entreprise modélise méticuleusement les plus célèbres chars d’assauts historiques. Pour chacun, elle consacre une équipe d’une demi-douzaine d’artistes, techniciens et archivistes pour les reproduire, tantôt sur la base de plans, de photos ou encore de visites aux musées. Tous sont accueillis avec ferveur par la communauté.

Réappropriation

« Je ne connais pas une seule personne ici qui n’ait pas entendu parler de nos jeux », se félicite Maksim Grachev, l’organisateur de la Wargaming Fest. « Ce qui est impressionnant, c’est que ce message est accepté par les nouvelles générations », relève Anna Zadora. Et de noter qu’à son tour « le jeu vidéo permet par ses mécanismes de s’approprier cette fierté ».

Jusqu’à faire du char d’assaut un objet de pop culture, presque un doudou transitionnel, que les joueurs s’approprient et se réapproprient avec de plus en plus de légèreté. Au sein du plus grand des trois bureaux minskois de Wargaming, une tour moderne de seize étages, une salle est entièrement consacrée aux cadeaux envoyés par les fans de World of Tanks.

On y trouve des reproductions toutes plus étonnantes les unes que les autres : des blindés en bois, en tricot, en forme de pantoufles, multicolores, sous les traits d’un éléphant, avec des ailes de chauve-souris. Ou encore, fièrement dessinés sur un cartable, surmontés d’une inscription en russe : « Les tanks n’ont pas peur de l’école ».

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