Nabil Karoui, le Rastignac des médias

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Nabil Karoui, le 2 août 2019.
Nabil Karoui, le 2 août 2019. HASNA / AFP

« Bienfaiteur » pour les uns, « voyou » pour les autres. Le magnat de la télévision Nabil Karoui, 56 ans, cheveux gris gominés et allure d’homme pressé, déchire la Tunisie au point que son irruption dans le duo de tête du premier tour du scrutin présidentiel, dimanche 15 septembre, est grosse d’orages politiques. Avec un score de 15 %, selon les résultats officiels qui portent sur le dépouillement de 27 % des bulletins de vote, Nabil Karoui serait en passe de réussir son pari : celui de se qualifier pour le second tour sans avoir mené campagne. Incarcéré dans une prison proche de Tunis, il a dû laisser ses proches, et notamment son épouse Salwa Smaoui, battre les estrades à sa place.

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Arrêté le 23 août à un péage d’autoroute dans le cadre d’une affaire d’« évasion fiscale » et de « blanchiment d’argent », un dossier révélé en 2016, mais réexhumé des tiroirs à la veille de la campagne, Nabil Karoui va-t-il à nouveau être empêché de concourir pour le second tour ? Ou une opportune libération mettra-t-elle fin à une situation pour le moins baroque, inédite dans les annales de la jeune démocratie tunisienne ?

Quel que soit son avenir politique et judiciaire, M. Karoui est déjà le symptôme d’une transition tunisienne déboussolée. Le poison de la désaffection de l’électorat vis-à-vis d’une classe politique ayant déçu les attentes socio-économiques de la révolution de 2011 aura été plus dévastateur qu’anticipé.

Lutte contre la pauvreté

Drapé dans l’étendard de la « lutte contre la pauvreté », M. Karoui, qui s’est lancé depuis 2016 dans des activités caritatives soigneusement mises en scène sur les écrans de sa chaîne Nessma TV, aura su séduire une « Tunisie d’en bas » survivant dans la précarité sociale. Mais en face de lui se dresse une autre frange de l’opinion publique, alarmée par son parcours d’affairiste aux pratiques sulfureuses et controversées. « Mafieuses », fustigent même ses détracteurs qui y voient un « danger mortel pour l’Etat ».

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Né en 1963 à Bizerte, au nord-ouest de Tunis, M. Karoui a grandi dans une famille modeste sans être pauvre. Son père était cadre dans une entreprise privée de marbre et sa mère, d’origine algérienne, femme au foyer. Elève peu brillant – il ratera son bac à plusieurs reprises –, Nabil Karoui part entamer des études de commerce à Marseille. En 1992, après la création de la filiale Afrique-Moyen orient de Canal+, il rejoint à Tunis la chaîne Canal+Horizon au poste de directeur commercial et lance quatre ans plus tard sa propre société de communication au côté de son frère Ghazi. Karoui & Karoui, c’est son nom, perce les marchés algérien et marocain en plus du marché tunisien. Les campagnes publicitaires sur une téléphonie mobile en plein essor s’y avèrent très lucratives.

Fort de ses succès, Nabil Karoui décide de se lancer dans la télévision, secteur monopolisé par l’Etat. En 2007, il crée la chaîne de télévision Nessma TV avec l’assentiment du dictateur d’alors, Zine El-Abidine Ben Ali, auquel Nabil Karoui doit faire allégeance – condition du feu vert présidentiel – en le gratifiant publiquement d’un « Ben Ali est notre père » resté dans les mémoires.

« Soif de reconnaissance »

La révolution de 2011 ouvre de nouveaux horizons à ce Rastignac tunisien habité par une farouche « soif de reconnaissance », selon le mot d’une de ses connaissances. Nabil Karoui a conservé d’amères blessures narcissiques quand des fils de famille l’avaient toisé au début de sa carrière, lui qui n’héritait d’aucun réseau.

Le 3 septembre, lors d’une audience qui a traité de la libération de Nabil Karoui, ses partisans ont investi en nombre le tribunal de Tunis (Photo by MOHAMED KHALIL / AFP)
Le 3 septembre, lors d’une audience qui a traité de la libération de Nabil Karoui, ses partisans ont investi en nombre le tribunal de Tunis (Photo by MOHAMED KHALIL / AFP) MOHAMED KHALIL / AFP

Au lendemain de la chute de Ben Ali, Nabil Karoui comprend que la révolution démocratique se conjugue avec la révolution cathodique et Nessma devient dès lors l’instrument tapageur et sans complexe de ses ambitions. A-t-il « fabriqué » Beji Caïd Essebsi, le futur chef de l’Etat, comme son entourage le laisse entendre ? Le fait est que M. Essebsi, ex-commis des régimes de Ben Ali et Bourguiba, oublié du public, est brusquement exhumé de sa retraite par la grâce d’un entretien sollicité par Nessma, qui le met sur orbite pour le poste de premier ministre d’un gouvernement transitoire. La nouvelle vie politique de M. Essebsi, improbable « revenant », date de cette onction télévisuelle de Nessma.

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En octobre 2011, Nabil Karoui devient le héros d’un épisode à la fois pénible et fondateur pour sa légende – soigneusement mise en scène – d’icône de la liberté d’expression. Après la diffusion sur ses antennes du film de Marjane Satrapi Persepolis, où Dieu est figuré sous les traits d’un vieillard à barbe blanche – une représentation de la divinité proscrite dans l’islam –, des salafistes en colère défilent dans les rues de Tunis aux cris de « A mort Karoui ! », avant de s’attaquer à son domicile et à ses bureaux. A quelques jours du scrutin législatif du 23 octobre, que le parti islamiste Ennahda gagnera, le fond de l’air est donc électrique en Tunisie et M. Nabil Karoui, ainsi que deux autres personnes impliquées dans la diffusion de Persepolis, sont poursuivis pour « atteinte aux valeurs du sacré ». Ils ne sont finalement condamnés qu’à une modique pénalité financière. Mais ce « procès Persépolis » du printemps 2012 aura accéléré la cristallisation d’une opposition farouche au sein de la société tunisienne entre deux courants d’opinion : « islamistes » contre « modernistes ». M. Karoui en sort grandi aux yeux d’une frange des « modernistes ». D’autres sont plus sceptiques, rappelant qu’il s’était quand même platement « excusé » devant le procureur.

« Visiteur du soir »

Après avoir jeté son dévolu sur M. Essebsi, Nabil Karoui aide ce dernier à monter son parti politique. Nidaa Tounès (« l’appel de la Tunisie ») est ainsi créé en avril 2012 lors de réunions tenues dans les locaux mêmes de Nessma TV. Officiellement, le plan est de fédérer le camp « moderniste » dans une résistance à l’essor de l’islamisme. En réalité, des tractations avec Ennahda pour un futur partage du pouvoir s’esquissent discrètement. M. Karoui est l’un des artisans du rapprochement entre M. Essebsi et Rached Ghannouchi, le patron d’Ennahda. Une rencontre entre les deux hommes à Paris, l’été 2013, jettera les bases de l’élection de M. Essebsi à la présidence de la République fin 2014 et de la coalition gouvernementale entre Nidaa Tounès et Ennahda scellée début 2015.

Le rôle de Karoui dans un tel rapprochement est logique. Il n’a jamais partagé l’anti-islamisme irréductible de certaines franges du camp « moderniste ». Il sait composer, sensible aux rapports de forces et à ses intérêts en affaires, en Tunisie comme dans la Libye voisine, où il n’hésite pas à prendre langue avec des figures de l’islamisme en Tripolitaine.

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En 2016, la controverse s’aiguise autour des pratiques d’affaires de M. Karoui quand un rapport d’I-Watch, la branche tunisienne de Transparency International, le met en cause pour « évasion fiscale » et « blanchiment d’argent ». Le chef du gouvernement Youssef Chahed, qui déclenche en 2017 une campagne anti-corruption, se garde pourtant bien de s’en prendre à Karoui. Celui-ci est protégé par M. Essebsi du cœur du palais de Carthage, dont il est un « visiteur du soir » régulier, selon un connaisseur des allées du pouvoir. De plus, depuis le décès de son fils Khalil, tué dans un accident de voiture à l’été 2016, Nabil Karoui semble emprunter d’autres voies, celles de l’action caritative auprès des villages pauvres de la Tunisie intérieure. « Aider les pauvres lui a permis d’apaiser la douleur de la disparition de notre fils », raconte Salwa Smaoui, l’épouse de Nabil Karoui.

Comme un « brise-glace »

Mais M. Karoui ne se réduit pas à un Abbé Pierre à la mode tunisienne. Il nourrit vite d’autres ambitions, confortées par la popularité croissante que lui valent ses campagnes de distribution de dons outrageusement mises en scène.

« La Tunisie aujourd’hui, c’est le Titanic, dira-t-il plus tard à Jeune Afrique. Les ponts inférieurs ont été touchés et, en haut, on danse encore. » En ce début 2019, les choses deviennent claires. Karoui lance un défi frontal au « système » en sortant des clous. Le flair de Karoui, encore. Il puise dans le gisement de désespérance alimenté par les attentes socio-économiques trahies de la révolution et joue subtilement sur les émotions religieuses de ses auditoires à force de références au « Dieu miséricordieux ».

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A la tête du gouvernement, M. Chahed qui, lui aussi, nourrit les plus hautes ambitions, comprend le danger. Le dossier d’I-Watch sur l’« évasion fiscale », en souffrance depuis 2016, est opportunément exhumé pour motiver une incarcération fin août. « Traité comme Pablo Escobar ! », fulmine son épouse Salwa Samoui. Son arrestation ne semble pourtant pas briser sa popularité, bien au contraire. Scénario catastrophe pour les adversaires de Chahed : quoi qu’ils fassent – laisser-faire ou obstruction –, Nabil Karoui est lancé comme « un brise-glace », selon le mot d’un analyste, écartant tous les obstacles sur son passage. Mais les questions éthiques que pose son parcours sont encore loin d’être soldées.

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