La marine russe a tiré et arraissonné 3 navires ukrainiens. Bien plus qu’un incident, une étape dans le plan de Poutine.
Dans sa tactique éprouvée du coup de pion, le joueur d’échecs qu’est Vladimir Poutine vient encore d’avancer avec l’objectif de renverser le jeu. Son plan est sans doute est d’ouvrir une nouvelle diagonale afin d’occuper le centre.
Le verrou crucial de Marioupol
En l’occurrence, la capture de deux vedettes blindées et d’un remorqueur ukrainiens par la marine russe, le dimanche 25 novembre, répond à un calcul complexe. Après avoir reçu des tirs pour les uns, et s’être fait éperonner, pour un autre, les bâtiments, en provenance d’Odessa, ont été arraisonnés car ils ont été accusés de “mener des actions illégales dans les eaux territoriales russes”.
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Tout l’émoi provoqué à Kiev, les réunions de l’OTAN et du Conseil de sécurité de l’ONU, les dénonciations de l’Union européenne n’y changeront rien ; Moscou a décidé de franchir un cran. Cet incident vient ouvertement contredire l’accord conclu en 2003 entre la Russie et l’Ukraine au sujet de la mer d’Azov, mutuellement définie comme un espace maritime libre, offert à la navigation des deux pays, y compris aux bâtiments de guerre. Encore un manquement au principe des accords internationaux.
Depuis que la Russie a annexé la péninsule de Crimée, en mars 2014, elle se trouve détentrice de trois rives sur quatre de la mer d’Azov, à l’ouest, à l’est et au sud de cette étendue d’eau ; seule la rive nord reste acquise à l’Ukraine, avec le port crucial de Marioupol (voir carte ci-jointe). Or Marioupol commande en grande partie l’approvisionnement de la région séparatiste du Donbass, avec Donetsk et Lougansk comme villes principales passées aux mains des forces pro-russes.
Le verrou de Marioupol est donc essentiel pour compléter le schéma que caresse Poutine depuis le début du conflit avec l’Ukraine, détacher le Donbass et le rendre économiquement viable hors de l’orbite de Kiev. Pour ce faire, Moscou s’appuie sur la modification de la carte intervenue en 2014 et revendique le contrôle de l’espace maritime de la mer d’Azov que lui offre la Crimée, notamment en détenant l’accès au détroit de Kertch, cette anse étroite qui commande l’accès de toute la mer d’Azov à la mer Noire.
Porochenko en ligne de mire
Au-dessus du détroit de Kertch, les Russes ont édifié un pont géant de 19 kilomètres de long, dont les arches empêchent les navires de fort tonnage de passer, manière indirecte d’asphyxier le port de Marioupol. D’où les protestations de l’Ukraine qui ne cesse d’affirmer que la Russie n’a pas le droit de bloquer l’entrée de la mer d’Azov. Rien n’y a fait, le plan russe semble se poursuivre inexorablement ; du reste, au mois de mai dernier, les forces navales russes ont été renforcées par l’arrivée en mer d’Azov de cinq navires en provenance de la Caspienne.
De l’autre côté, la présence militaire ukrainienne en mer d’Azov a été nettement renforcée car des incidents ont déjà eu lieu précédemment au sujet de l’obstruction du détroit de Kertch. Mais, même si, en réaction à l’arraisonnement des trois bâtiments de guerre ukrainiens, le président Petro Porochenko a décrété la loi martiale, il y a peu de chances que Kiev soit en position de menacer Moscou. Porochenko pouvait difficilement faire moins : en mars 2019, se tiendront des élections présidentielles décisives, pour lesquelles il ne part pas favori.
Sa concurrente, la pétulante Julia Timochenko, qui fait campagne sur un ton très nationaliste, pourrait bien l’inquiéter. Nul doute que Vladimir Poutine s’invite par son coup de force dans cette compétition qui l’intéresse au plus haut point : voir tomber Porochenko, l’homme qui a accompagné toute la crise entre Kiev et Moscou et qui a fait entrer l’UE dans la partie avec une batterie de sanctions contre la Russie à la clé, serait déjà une première satisfaction.
De ce véritable kriegspiel surgit une nouvelle vérité sur ce conflit qui embarrasse au plus haut point l’UE. Jusqu’ici, Moscou niait toute implication dans le conflit ukrainien et démentait catégoriquement avoir soutenu les menées séparatistes des milices pro-russes. Désormais, par voie officielle, la Russie reconnait avoir participé à une action militaire directe conte la marine ukrainienne.
Sont-ce les prémices d’un tournant offensif, qui pourrait se solder par une escalade militaire plus large, notamment au niveau terrestre dans le Donbass ? Dans ce conflit fratricide, qui a fait 10 000 morts en quatre ans, on ne peut rien exclure, ou, si l’on préfère, il faut s’attendre à tout. La force de Vladimir Poutine est à la fois d’être prévisible dans ses intentions et imprévisible dans leur mise en oeuvre.