le feuilleton littéraire de Camille Laurens

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Le journaliste et écrivain turc, sous les barreaux depuis septembre 2016, sait nous faire éprouver physiquement la détention sans raison ni justice qu’il subit tous les jours.

Publié aujourd’hui à 09h00 Temps de Lecture 4 min.

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Francesca Capellini

« Je ne reverrai plus le monde. Textes de prison » (Dunyayi bir daha Görmeyecegim), d’Ahmet Altan, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, Actes Sud, 220 p., 18,50 €.

AHMET ALTAN, LE PASSE MURAILLE

Il existe des phrases que l’on comprend aussitôt, toujours, partout, des écrans de néant où se projette une peur universelle. Par exemple : « Je ne pourrai plus embrasser la femme que j’aime ni étreindre mes enfants », ou bien : « Je ne reverrai plus le monde ». Cette angoissante prédiction a été choisie pour titre du recueil de textes écrits en prison par le journaliste et écrivain turc Ahmet ­Altan, accusé de complicité dans le putsch manqué de juillet 2016 et condamné à la perpétuité le 16 février 2018.

Mais ce qui nous fait éprouver physiquement la détention sans raison ni justice qu’il subit tous les jours depuis trois ans, ce sont des choses d’apparence plus anodine, des gestes dont nous ne savions même pas qu’ils étaient des privi­lèges. Ainsi, lorsque Ahmet ­Altan écrit : « Je n’ouvrirai plus jamais une porte moi-même », nous restons incrédules, avant que cette phrase toute simple ne nous fasse empoigner la sensation charnelle de notre propre liberté. De même quand il ­constate qu’il n’y a aucun miroir en prison, ce qui lui signifie son effacement d’entre les hommes, il s’adresse à nous, lecteurs, frères humains : « Ce visage que mille fois par jour vous voyez reflété dans le miroir, les vitrines des magasins, les sols brillants, l’écran de votre téléphone (…), vous en avez tellement l’habitude que vous finissez par oublier que c’est un miracle de voir votre visage. »

Lire aussi cette tribune de Philippe Sands : Lettre à un « cher ami absent » : Ahmet Altan, journaliste emprisonné en Turquie

Si le corps est soumis à de telles épreuves, à peine moins destructrices que la faim, la brutalité, la soif, les forces de résistance viennent de l’esprit. L’« esprit » : ce mot revient sans cesse sous la plume du prisonnier, qui se rappelle Epictète : « Même quand notre corps devient esclave, notre esprit demeure libre. » Alors qu’il est menacé de sombrer « dans une sorte de bouillie humaine sans identité » où il n’est plus qu’un matricule, c’est son esprit qui permet à l’homme sans miroir de « garder la face » et à l’emmuré d’ouvrir des portes pour se mettre hors d’atteinte. L’une d’elles est celle de ­l’ironie. Ahmet Altan la pousse à deux battants dès le premier matin en proposant une tasse de thé aux policiers venus l’arrêter : « C’est pas un pot-de-vin, vous pouvez en boire » ou, un peu plus tard, en refusant une cigarette : « Merci, je ne fume que quand je suis tendu » – il sourit, et c’est aussi pour nous comme une ­délivrance.

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