Les deux leaders viennent d’inaugurer un gazoduc géant. De quoi renforcer une coopération active, qui va bien plus loin.
Des gazoducs et des missiles… Par une alliance d’intérêts de plus en plus étroite, la Russie et la Turquie consolident à grands pas un rapprochement qui modifie en profondeur toute la carte stratégique du Moyen-Orient. En inaugurant le tronçon sous-marin du gazoduc TurkStream (930 kilomètres de tubes sous la mer Noire), le lundi 19 novembre, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont franchi une nouvelle étape dans leur bien étrange coopération.
La Turquie, deuxième client de Gazprom, y trouve un intérêt évident puisqu’elle dépend déjà, pour plus de la moitié de sa consommation, du gaz russe acheminé par le gazoduc Blue Stream (1213 kilomètres, du sud de la Russie au terminal turc de Dursu, dont 396 km sous la mer). Le TurkStream a certes pour objet d’augmenter encore cet approvisionnement, mais il répond aussi au besoin russe de contourner les obstacles posés par l’Union Européenne concernant le projet South Stream qui devait parcourir l’Europe centrale (de la Bulgarie à l’Autriche) ; l’UE tenait en effet à exprimer des exigences légitimes (laisser 50% de la capacité à disposition des Etats traversés), ce qui avait forcé Moscou à abandonner ce tracé. En rétorsion, le projet concurrent préparé par l’UE, Nabucco, reliant l’Iran et la Transcaucasie à l’Europe via l’Anatolie, fait depuis l’objet de multiples modifications et de tractations interétatiques qui s’enlisent.
Coup stratégique
La Russie, deuxième importateur de la Turquie (soit plus de 10 % du montant total des importations turques, tandis que les exportations vers l’économie russe ne représentent que 3,8 % du commerce extérieur turc), continue de tracer sa route : de la péninsule de Yamal, en Sibérie occidentale, aux environs directs d’Istanbul, elle contourne l’Ukraine et destine ses futures livraisons au sud de l’Europe (notamment la Bulgarie, toute proche). Ce Kriegspiel gazier s’inscrit dans une vaste opération : à Akkuyu, à 80 kilomètres au sud de Mersin, sur la rive sud de la Méditerranée, le groupe Rossatom a commencé à construire une centrale nucléaire dotée de 4 réacteurs nucléaires à eau pressurisée. Au-delà de l’énergie, dans le secteur clé de l’armement, Vladimir Poutine a réalisé un de ses coups stratégiques les plus marquants en obtenant des Turcs qu’ils achètent des missiles S-400, malgré l’appartenance d’Ankara à l’OTAN. Dans le contexte du refroidissement entre l’Europe et la Turquie, d’une part, et des différends qui opposent Ankara à Washington, d’autre part, le leader russe joue la carte du renfloueur auprès d’Erdogan (il tente d’en faire de même auprès de Mohammed ben Salmane, le prince-héritier saoudien).
Si tout se passe comme prévu, en octobre 2019, la Russie, qui a ardemment besoin d’Ankara dans la manoeuvre diplomatique qu’elle a dessinée au sujet de la Syrie (processus dit d’Astana, avec l’Iran comme troisième partenaire), livrera à la Turquie un régiment de systèmes de missile sol-air S-400 composé d’un poste de commandement et de divisions comprenant 8 groupes de lancement. Pour finasser vis-à-vis de ses alliés occidentaux, le gouvernement turc précise que ces S-400 turcs ne seront pas dotés de système d’identification ami ou ennemi, car ils auront des équipements de standard de l’Otan. Après avoir prévenu Ankara des “graves conséquences” que cette acquisition pourrait avoir, Washington cherche activement des solutions alternatives pour faire échouer au final ce contrat d’armement, qui aurait un impact considérable s’il venait à être exécuté – plusieurs autres pays de la région sont en effet tentés par le système de défense antiaérienne russe S 400.
Une alliance des plus cyniques
Mais Erdogan se sent-il encore tenu par l’adhésion à l’Alliance atlantique ou même par les engagements européens de son pays ? Le 20 novembre, la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) de Strasbourg a condamné la Turquie pour atteinte aux droits fondamentaux du leader kurde Selahettin Demirtas, incarcéré depuis 2016, et “ordonné” sa libération “dans les plus brefs délais”. Contrairement aux affirmations du président turc, qui a aussitôt traité cette décision avec dédain, les avis de la CEDH ont une valeur contraignante pour les pays qui sont signataires de la Convention européenne des Droits de l’Homme, ce qui est le cas de la Turquie. Destinée à étouffer le pluralisme après le coup d’Etat de juillet 2016, qui a déchaîné une vague de répression sans précédent, l’emprisonnement de Demirtas n’est qu’une des très nombreuses enfreintes aux principes internationaux dont le leader turc a fait son fonds de commerce pour enfermer l’opinion publique dans le sentiment qu’il est le seul à défendre l’âme nationale contre ses ennemis de l’intérieur et contre les agressions supposément venues de l’étranger.
Cette emprise autoritaire est un pilier fondamental des régimes illibéraux que Recep Tayyip Erdogan partage avec Vladimir Poutine. En dépit de tout ce qui sépare viscéralement la Turquie de la Russie, les deux hommes sont-ils en train de sceller une des alliances les plus cyniques du XXIe siècle ? Dans ce genre d’alliage, rien n’est écrit d’avance.